Isaïe Nzeyimana
Le cas du Rwanda
Si l’on pose la question de savoir quelle est la fonction de l’histoire, sans hésiter, chacun répondrait : la connaissance de ce qui s’est passé. Comment connaître le passé dans la diversité déroutante de son objet ? A son étendue temporelle, puisqu’il faut que l’esprit de l’historien aille coïncider avec les origines, vient s’ajouter la complexité thématique, des méthodes d’explication causale et d’interprétation ou de donation d’un sens, des projections quant à l’utilisation des résultats. Théophile Obenga charge trop l’historien qui doit aussi utiliser les résultats des autres sciences ; il doit procéder par l’intégration globale des méthodes, le croisement des sources croisées, la mise en ordre de ces éléments, la recherche du mouvement d’ensemble de tous ces éléments [1].
Puisqu’en termes de connaissance, ce qui est exigé, c’est l’objectivité, entendue comme la correspondance de la pensée historique avec l’objet, objet total, d’instinct, nous réalisons qu’une telle objectivité est décourageante. Les praticiens, eux, voient en l’histoire deux grands défauts : celui des vérités désintéressées et le manque de formules utiles.
On voudra alors récrire l’histoire pour l’accorder avec les choix politiques. Si chaque régime politique écrivait son histoire, ne risquerait-il pas de condamner son peuple à l’absence de la conscience de l’histoire, en vertu que trop de versions de l’histoire, détruisent l’histoire ? Mais aussi, puisque toute politique est un choix raisonné, comment gérer les vérités historiques qui gênent ou sont incompatibles avec les choix politiques ? Comment tenir ensemble les mémoires individuelles ou collectives contradictoires pourtant toutes vraies ?
Le Rwanda sort de ces contradictions en érigeant, hors des espaces habituelles académiques, des nouvelles écoles de l’enseignement de l’histoire.
HISTOIRE ET PRAGMATISME
En réfléchissant, le lecteur de l’histoire ne tarde pas à se rendre à l’évidence que l’histoire est une entreprise politique et idéologique et qu’elle écrit par devoir ou projet. C’est sur ces lignes du pragmatisme que l’histoire du Rwanda est écrite en moments distincts, chaque moment insistant sur un devoir plutôt que sur un autre.
Ainsi, 1° l’histoire orale des hommes de la Cour royale est produite par devoir des dynasties, de l’esprit du peuple et de la mémoire nationale ; 2° l’histoire coloniale est écrite par devoir d’occupation et d’introduction des modèles extérieurs de gouvernement ; 3° l’histoire des deux 1ères Républiques est écrite par devoir des révolutions et de l’indépendance ; 4° l’histoire post génocide est écrite par devoir de mémoire du génocide et de la libération de Juillet 1994.
Fondamentalement, l’historiographie antécédente commet une grave erreur et rien n’est plus humiliant que d’être réduit à son extérieur, comme la question ou même le soupçon de vouloir considérer l’homme selon la race, l’ethnie, la couleur de sa peau, la longueur de ses membres. C’est pourtant notre histoire trouble, comme celle d’Œdipe [2], roi maudit chassé de son royaume et qui erra aveugle. A de telles occasions, comme Œdipe maudit, je reste sans voix, troublé par la présence de celui qui me pense ainsi, plus interdit qu’un enfant.
Pour les nouvelles générations, ce modèle est en mutation. La méthode ne consiste pas en un décret qui effacera les catégories de l’historiographie coloniale, mais de changer le projet historique. C’est en changeant le projet qu’on parvient à changer aussi la direction de recherche historique. Qu’on ne s’en reproche pas, les lois élémentaires de la critique autorisent à abandonner un modèle de penser et à épier de nouvelles directions de recherche, selon les pratiques du scepticisme organisé, du doute méthodique et de la falsifiabilité.
L’abandon est total. Comme peut le dire Fourez, lorsqu’on abandonne une hypothèse, on n’abandonne jamais une proposition isolée, mais toute une direction de recherche ou d’interprétation. L’abandon d’un modèle et l’acceptation d’un autre ne se fait pas selon la logique d’une rationalité pure ; il peut suivre notre existence quotidienne, souvent non réductible à une rationalité claire. Encore Fourez précise-t-il qu’on n’abandonne pas un modèle scientifique, pour des raisons purement scientifiques [3].
Le changement de paradigme en histoire du Rwanda apparaît comme une exigence de destinée du peuple rwandais, mais aussi comme une exigence intellectuelle, parce que l’intelligence ne trouve son vrai rôle que si elle est aussi pragmatique, parce que penser c’est résoudre les problèmes.
Si Buakasa Tulukia Mpansu souligne que le modèle de penser doit pouvoir expliquer, suggérer les interventions utiles et permettre de les anticiper [4], de ce point de vue de la pragmatique, l’histoire du Rwanda est vraie dans la mesure où elle permet de porter les programmes d’effective réconciliation.
Dans ce sens, l’histoire est érigé au statut de l’instrument politique et parce que toute politique est aussi une pédagogie, les nouveaux espaces d’enseignement de l’histoire opèrent des choix raisonnées, tels que : 1° le choix des pédagogues, 2° la mise entre parenthèse de certaines questions ; 3° le dépassement d’une historiographie des controverses et insistance sur les fondamentaux d’une histoire nationale, une et indivisible, 4° la pédagogie des mémoires contradictoires ; 5° le choix et le culte à rendre aux hommes historiques.
Dépassement d’une historiographie des controverses
On dit souvent que l’histoire du Rwanda est divisée. Les désaccords tournent au tour des significations des sites, des dates, des événements, des hommes historiques, tantôt honorés, tantôt oubliés… Il est vrai qu’en tant qu’individus, les hommes historiques de la Monarchie et des Républiques sont passés, certains en douceur, d’autres en catastrophe. Mais, sur leur passage, ils ont laissé une réalité substantielle, incorruptible et indivisible ; au delà de tous les reproches, ils ont construit une Nation, une conscience nationale, un État, un Peuple et une Souveraineté. C’est désormais ces universaux qui permettent de ramasser la totalité des appartenances historiques « ethniques » et « régionales ». Ces appartenances, en se renvoyant les uns aux autres sans cesse, se prolongent dans le continuum perpétuel de la Nation rwandaise.
Pédagogie des mémoires contradictoires
La société rwandaise est encore fragile, avec des mémoires individuelles, parfois en contradiction, pourtant toutes vraies. Mémoires contradictoires toutes vraies ! Quelle contradiction ! Elle est pourtant vraie. Elle impose en effet une attitude pédagogique toute singulière d’aller rencontrer l’autre dans sa mémoire individuelle.
Mis à part les grandes occasions de commémoration ou de célébration de la Mémoire Nationale et officielle où le discours doit aller dans une même direction, où toute la Nation regarde dans une même direction, dans d’autres circonstances, importe pour un pédagogue d’avoir de bons choix, des exemples, toujours dialectiques, qui tiennent compte des mémoires opposées, à priori, parce qu’il sera malveillant de demander s’il y a dans la salle de classe ceux qui les portent.
Un exemple : la mémoire d’un orphelin ou d’une veuve du génocide et celle d’un orphelin et d’une veuve des atrocités de la guerre, bien que les temps et les circonstances soient encore différents, éprouvent aussi les mêmes sensations. La mémoire d’un exilé de la première république et celle d’un autre de la guerre d’octobre 1990-1994, bien que les temps et les circonstances soient différents, éprouvent les mêmes sensations d’une vide ou d’une absence. C’est de cette façon que les Rwandais sont et doivent se réunir autour d’un problème, chacun y trouvant le compte de sa mémoire et se sentant écouté par les autres.
Entre les deux mémoires contradictions, impossible au pédagogue de rester neutre ou indifférent : il a aussi sa propre mémoire qu’il a en commun ou non avec l’une ou l’autre parmi les personnes en face, en salle.
Importe pour ce pédagogue d’avoir une pensée en mouvement : savoir sortir de soi, aller trouver une place dans la mémoire de chacune des personnes qui lui sont confiées, en considérant chacune selon son temps, son âge, son milieu et ses sensibilités. En ce sens, l’espace de l’enseignement de l’histoire est une épreuve de sentir-avec. Une telle épreuve appelle la hauteur de l’esprit, capable, à la fois, d’écouter, comprendre et sentir-avec les mémoires individuelles, les mémoires collectives, la mémoire nationale et la mémoire officielle.
Le défi est de taille : écouter toutes les mémoires individuelles et collectives, puis les relier. Écouter la mémoire officielle, parfois assez brutale pour pouvoir inclure toutes les autres mémoires individuelles et collectives, conserver chaque mémoire sans heurter l’autre... C’est toujours le même problème du singulier et de l’individuel.
Comme tout ce qui concerne l’homme, l’histoire du Rwanda est rebelle à la logique binaire, s’apprête plutôt à la logique dialectique, en tant que celle-ci tient les contradictions ensemble. La victoire pédagogique sera toujours du côté de celui qui emprunte la raison pascalienne selon cette formule : « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas ». « La raison du cœur » est ce qui permet de lire, à travers le silence, les visages d’un peuple, parfois innocent, parfois coupable ou encombré par la mémoire. A défaut d’une telle attention, quel est le pédagogue qui n’a pas encore lu, à travers le silence, les signes d’approbation ou de désaccord ?
Pédagogie selon les âges
D’une part, les personnes adultes contemporaines de l’histoire des dynasties, coloniale ou républicaine peuvent-elles vite apprendre les nouveaux paradigmes, ce qui suppose rompre avec leurs mémoires ? Pour eux, adopter soudainement une nouvelle façon de lire l’histoire demande ce que Gaston Bachelard appelle « une rupture épistémologique » qui est un travail de patience.
D’autre part, les nouvelles générations, encore innocentes, doivent-elles être informées de la honte de leur histoire ? Pour eux, la pédagogie est confrontée entre deux options de force égale : A) Informer les jeunes de leur histoire au risque d’importer dans leurs imaginaires les problèmes qu’ils n’ont pas encore. B) Taire les questions horribles, terrifiantes et honteuses de leur histoire au risque qu’ils les apprendront des autres sources.
A ces sources confidentes, ils ne manqueront pourtant pas de prêter attention et de tenir ces informations comme des découvertes. Les rescapés, les veufs et veuves, les sites du génocide, les prisonniers des crimes du génocide, les réfugies des crimes du génocide en cavale ou pris en otage par les génocidaires en cavale… Toutes ces situations nécessiteront des explications.
Impossible de se taire ou de fuir le la question, parce que les jeunes, surtout petits, posent leurs questions sans détour, de type « pourquoi ceci ou cela ? ».
En logique, il existe un sophisme nommé ignorance de la question. Il se produit lorsque la chose démontrée n’est pas celle qu’on a demandée, lorsqu’on fait semblant de prouver une chose alors qu’on intervient volontairement ou involontairement hors sujet. Il est souvent employé pour répondre ou plutôt s’échapper de questions gênantes qui, honnêtement obligeaient silence et discrétion. Mais parfois le silence en face qu’un questionnant attentif et accablant n’est pas possible.
Le culte rendu aux héros
L’histoire reconnaît qu’il existe des grands hommes, des grands peuples, des grandes cultures, selon le critère de jugement précis, érigé à l’universel. Mais n’est-il pas paradoxal qu’une histoire aussi trouble que celle du Rwanda puisse avoir des héros ?
C’est parce que l’optimisme ne permet pas de réduire les hommes historiques à la contingence des seuls moments négatifs. L’optimisme est aussi un réalisme, parce que nul ne doute qu’au-delà des pouvoirs de lignée de famille = monarchie, akazu, d’ubuhake = clientélisme institutionnalisée, du régionalisme et de l’équilibre ethnique, les hommes historiques ont laissé une substance : le Rwanda comme une Nation, un État, un Peuple et une Souveraineté.
De quelle intuition ces hommes ont-ils décidé de mener des conquêtes d’agrandissement et d’unification du Rwanda et d’y consacrer leurs énergies et leurs sacrifices, alternant paix et guerres ?
De quelle intuition ces hommes historiques ont créé l’esprit du peuple rwandais universalisable sans pour autant avoir voyagé et instruits des contacts d’avec d’autres civilisations ?
De tels hommes sont grands parce qu’ils ont puisé leurs actions dans la volonté du génie universel. Inutile de leurs trouver des modèles : ils n’ont pas de modèles ; s’ils avaient des modèles, ils ne seraient grands que de second rang. Ils sont leurs propres modèles et créateurs des modèles que les autres, les plus talentueux, suivront.
Les espaces pédagogiques de l’école de l’histoire et d’autres rendez-vous d’éducation civique servent à la gestion des questions que la même histoire nous a imposée. Mais son insistance rappelle qu’il y a deux niveaux d’histoire : « l’histoire originale » des témoins, souvent indirects de l’histoire, sûrement proches des acteurs politiques, et « l’histoire des historiens ».
L’HISTOIRE À L’ÉPREUVE DES REPRÉSENTATIONS
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« L’histoire originale »
C’est Hegel qui, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, plus tard traduit sous le titre « la Raison dans l’histoire », introduit le concept de l’histoire originale pour identifier l’histoire des hommes qui n’ont d’historiens que le fait d’avoir été proches des acteurs de l’histoire. Ils appartiennent le plus souvent à la classe des hommes d’État et des chefs d’armées dont les buts et les intentions ont façonné le monde politique qu’ils décrivent tout au plus.
Hegel estime que de tels hommes ont de la supériorité par rapport à ceux qui en sont éloignés, parce que, dit-il, il ne suffit pas d’avoir été contemporain des événements ou d’en être bien informé, l’historien doit appartenir à la classe et au milieu social des acteurs qu’il décrit [5]. En revanche, voir les faits et leurs acteurs historiques par le trou de la serrure n’implique pas nécessairement de les avoir vu à leur juste place. En ne les regardant qu’à travers cette pénombre d’un clair-obscur, ce que l’histoire originale décrit, c’est l’unité de sentiment, bon ou mauvais, qui existe entre lui et les actions, entre les événements et les personnages qu’il décrit.
Ne sait-on pas que personne n’échappe à la tendance commune de juger les choses, non selon ce qu’elles sont, mais selon le rapport qui existe entre lui et les choses qu’il juge, à moins qu’il soit assez formé à la distance réflexive qu’exige tout esprit scientifique ? Hegel fait alors remarquer que le témoin de seconde génération, ou indirect décrit ce à quoi il a plus ou moins participé, tout au moins ce qu’il a vécu : les époques peu étendues, les figures individuelles d’hommes et de faits. Il essaie de transformer les événements, les actes, les situations de l’actualité en une œuvre de représentation destinée à la représentation [6].
Choix des opinions moins compromettantes
Motivé par les appels du moment, le plus souvent, politique, l’histoire originale n’est pas assez protégée contre les défauts de « l’éclectisme » ? L’éclectique établit une vérité historique à partir de son adéquation à une période déterminée, à une position politique déterminée, à un certain auditoire... Il soutient par exemple que ce qui était vrai ou faux à une époque, soit précoloniale, soit coloniale, soit monarchique, soit de la première république, soit de la deuxième république, peut ne plus l’être à une autre. C’est un choix délibéré des vérités consolantes, et un rejet des vérités déconcertantes ou gênantes.
Le défaut de l’entendement ne va jamais seul, sans impliquer le défaut de la raison pratique de jugement moral. Même s’il faut tolérer ce premier, intolérable sera ce second. La question de l’intention ou de la moralité, propriété du bien ou du mal, qui a motivé le choix des faits et leurs interprétations, reste déterminante. A défaut d’affronter les contradictions d’un monde en l’envers, l’histoire originale emprunte le raccourci des formules préfabriquées « berceuses », de type les uns disent ceci, les autres disent cela… Une antinomie n’est-elle pas une suite de positions contradictoires sur un même sujet, assez contradictoires pour laisser ceux qui les entendent entre deux altératives de forces égales ?
C’est une attitude intellectuelle assez rusée pour permettre au témoin de l’histoire de se tenir entre les deux antagonistes et d’assister à leur confusion. L’entendement éclectique se reconnaît en ce qu’il opère plutôt des choix de certaines vérités, les moins gênantes, les moins conciliables, laissant dans l’ombre celles qu’il juge les plus risquées, mêmes s’il en est convaincu de leurs éclatantes exactitudes. Nietzsche pose la question suivante : « Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? »
« Qui sait respirer l’air de mes écrits sait que c’est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d’y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante — mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière ! Comme on y respire librement ! Combien de choses on y sent au-dessous de soi ! »
La science, comme le veut Nietzsche, consiste à affronter ce que les opinions n’osent pas : à savoir « vivre volontairement dans les glaces et sur les cimes, à chercher tout ce qui dans l’existence dépayse et fait question [7] ».
Intérêt, oubli, trous, vides, remplissages, incapacité à fixer les certitudes par la raison, sont tous au service du témoin qui n’a d’histoire que pour avoir été contemporain des acteurs. Des périodes peu étendues et des sauts entre les événements et entre les personnes historiques comme si, à un certain moment de l’histoire d’un peuple, une longue nuit moyenâgeuse s’était abattue sur une société, pour que les mêmes hommes se réveillent 100 ans, 50 ans ou 20 ans après, pour recommencer l’histoire, à peu prêt comme dans la tradition de la métempsychose ou de la transmigration des âmes.
Quelle est l’intelligence qui peut se satisfaire à l’écoute d’un schéma historique discontinue, fait des juxtapositions des périodes, telles que : 1° Périodes précoloniale, 2° Période coloniale, 3° Période post coloniale, 3° Le Rwanda avant le génocide ?
Au sein de ces périodes, le témoin, le plus patient, distingue encore : 1° Les dynasties, 2° La première République, 3° La deuxième République, 4° Le Gouvernement d’Union nationale.
La chronologie est utile, mais en tant qu’elle doit être dépassée.
Ne sait-on pas que la dichotomique ou le morcellement fait de l’histoire plutôt un amas d’individus sans mémoire de la totalité, ce qui est aussi une réponse coloniale à un questionnement, lui-même colonial, de ceux qui disent que l’Afrique n’a pas d’histoire ?
C’est aussi un manque à la science parce que l’histoire originale prétend expliquer les faits par les faits ; elle s’ingénie à trouver des liens de causalité là où on ne devrait percevoir que la succession des faits. Joseph Kizerbo l’appelle plutôt une histoire linéaire, généalogique et événementielle, squelettique en somme, parce que dépourvue de la vie, parce que destructrice de la vie d’un peuple [8].
En cela, on est trompé par l’expérience commune qui s’accorde avec les mathématiques et la physique mécanique. De ce point de vue, le monde est étendu, espace et temps. Comme tel, il est une quantité discontinue et divisible à l’infini, les parties étant discontinues et chacune possède des limites propres. La division en parties infinies n’est qu’en puissance et ne se conçoit qu’abstractivement. Tandis que lorsqu’on passe de l’abstraction à la réalité vivante, cette discontinuité disparaît. La réalité se présente alors comme un tout dont les parties sont données, jamais séparément, mais toujours simultanément, en vertu que l’histoire vivante est durée continue, un tout indivisible.
En revanche, l’histoire qui ne s’arrête que sur la chronologie devient, par le fait même, un défaut de causalité. Et ce qu’elle établit, c’est plutôt une succession des événements isolés les uns des autres.
Mais, un événement ne se suffit pas à lui seul d’expliquer un autre événement, à moins qu’on lui trouve une signification génératrice d’un autre événement. Sans cet effort, il est présenté dans la brutalité de n’être que là. A ce niveau, on dira simplement, non qu’il cause un autre, mais qu’il précède ou le suit.
C’est le célèbre argument du philosophe Thomas Hobbes contre la possibilité du principe de causalité. Il dénonce qu’à force de voir « A » précéder « B » dans le temps, on en déduit que « A » est la cause de « B » ; à force de voir les chats gris, on en déduit que tous les chats sont gris comme si l’hypothèse d’un chat jaune était complètement exclue.
L’histoire originale ose l’interprétation, au risque des extrapolations ou associations d’événements qui n’ont de relation que la succession dans le temps. Sous le titre « Le scientifique au centre de la procédure explicative », Sicard dit :
« Une réalité ne reçoit le statut de fait qu’à partir du moment où elle est observée et décrite. Voir, être certain de ce que l’on voit, ne suffit pas à établir des faits.
Il y faut une proposition, une intention insérée dans un système logique de référence. Mais aussi la conscience d’une interprétation et un mode de savoir-faire.
La réalité n’est reconnue comme fait que par le témoignage. Et le fait n’existe pas sans le témoin. Juxtaposer des faits ne suffit cependant pas à constituer un témoignage. Celui-ci n’existe que par le récit et l’interprétation [9] »
Comment peut-on vite perdre les précieuses leçons de Hegel, lorsqu’il enseigne à ses élèves que l’histoire n’est pas un seul événement d’une personne isolée, mais une compréhension d’un tout :
« L’Histoire qui a un sens est l’histoire, non d’une période particulière ou d’un peuple particulier, mais l’histoire universelle : comprendre, c’est-à-dire saisir le sens, c’est considérer le tout, non les parties au niveau desquelles, n’est pas le sens.
Et tant il est vrai que la conscience des événements qu’on est en train de vivre ne donne pas la conscience de la direction où ils vont, l’histoire qui a un sens est l’histoire qui prend un recul, autrement dit l’histoire réfléchie, et non l’histoire rapportée par les témoins directs des événements. »
Manquer à l’idée de totalité, la seule capable de donner sens aux actions en apparence isolées
Parfois, dans l’histoire d’un peuple, on réduit toute une période à un seul aspect, le plus frappant (ou atroce), aux aspects isolés de la vie sociale et politique.
Contre ce réductionnisme, une histoire des institutions n’est pas encore de la science, parce que nulle institution ne tient d’elle-même, sinon que toute institution sert à une idée à la fois plus simple et plus totalisante. C’est lorsque les institutions sont alors rapportées à l’idée qu’elles ont une signification historique.
On dira alors que les institutions portent l’idée, à l’image des piliers et de leur édifice au-dessus. Si les piliers n’ont d’intérêt et sens que ceux qu’ils tirent de leur capacité à porter un édifice et le portent effectivement et qu’en retour, un édifice ne tient sa solidité que de ses piliers, cette allégorie est celle des rapports entre l’histoire, comme idée, et les parties ou les institutions et les hommes historiques qui la portent.
Pour preuve, toutes les institutions dans le monde se ressemblent, sont toutes structurées de la même façon, ce que la sociologie appelle justement « éléments structurels ». A titre d’exemple, toutes les institutions de la présidence, du ministère, de l’armée, de l’éducation, de la famille… sont faites des mêmes structures ou organigrammes, statuts, lois, règlements, modes de fonctionnements… elles se distinguent de l’idée, comme un bien ou un mal, qu’elles servent.
En toute évidence, un fait isolé n’a pas le statut d’être historique.
La vision idéaliste de l’histoire a l’avantage de rassembler les faits et ainsi de permettre, dans l’action politique, plus de coordination, et dans l’action intellectuelle, plus de compréhension. Techniquement, il y a une idée, comme une vision que les contemporains se donnent. Désormais toute action sera appréciée ou désapprouvée en tant qu’elle collabore ou non à la réalisation de l’idée ou vision. Parallèlement, chaque fait sera interprété en tant qu’il reçoit sens ou validité ou non validité de l’idée ou projet que les contemporains se sont imposé.
Dans cette approche du pragmatisme, une action est alors valide si elle participe à l’idée, à la vision ; elle est invalide si elle va dans le sens contraire de la vision que les contemporains veulent de leur avenir. Parallèlement, une pensée sur l’histoire sera jugée valide ou invalide par rapport à l’idée de projet qu’elle vérifie, ou dont elle s’écarte.
Être conditionné par les événements
En remarquant la similitude des actions historiques sans que nécessairement les peuples aient été mis en contact, on est étonné plutôt que les hommes suivent les mêmes chemins de l’histoire.
1° L’histoire de la cour royale a suivi le mouvement universel de l’esprit féodal, des conquêtes, d’agrandissement des territoires et d’unification des peuples nouvellement conquis. 2° L’histoire Coloniale a suivi le mouvement universel de l’époque, l’esprit brutal, séparatiste et conquérant, avec les avantages d’ouvrir le Rwanda aux autres civilisations. 3° L’histoire des Républiques a suivi le mouvement universel des indépendances et de la formation des Républiques libérales.
Si Hegel hésite à porter un jugement morale sur les hommes historiques, c’est parce qu’il se situe sur le plan de l’idéalisme, supposant, comme Platon, que ces hommes communiquent directement, intuitivement et de façon infaillible avec les Idées du Bien, du Juste, du Vrai, du Beau.
Sur le terrain politique et du tribunal extérieur au système, suivre le mouvement de l’histoire universelle ne suffit pas pour innocenter les hommes historiques. Pour des erreurs commises dans l’histoire du Rwanda ou imitées parce que communes à toute l’époque, la même histoire, le seul tribunal de l’histoire jugera les hommes historiques s’ils n’ont pas pu, comme Jean Paul Sartre, résister contre le courant des événements.
Ils ont manqué le courage d’aller à la croisée de leurs époques.
Ils sont ainsi impliqués dans les conflits et guerres claniques des conquêtes et d’extension, dans les complicités avec le mouvement colonial, dans le paternalisme des pays puissants, dans des démocraties de modèle des régimes monarchiques héréditaires ou aristocratiques qu’ils venaient pourtant de dénoncer, dans la complicité avec la tornade des génocides dans le monde.
Ils ont manqué de courage d’être soi, de n’être pas le « on », le jouet de circonstances dont on n’est pas maître.
HISTOIRE RÉFLÉCHIE
La science, à l’époque moderne, sur le modèle de la physique, est déterministe. C’est à cette époque, grâce à ce modèle déterministe, que l’histoire, longtemps assimilée à la mémoire et à l’imagination, trouvera des ouvertures à une quelconque rationalité.
C’est Isaac Newton qui établit que certains événements naturels peuvent être prévus. Ainsi, tout comme les sciences dures, la discipline historique implique une analyse rationnelle des faits étudiés.
Le mathématicien français Pierre-Simon de Laplace veut voir dans la discipline historique une science dure. Si elle ne possède pas de lois comparables à celles des sciences physiques, c’est simplement parce qu’elle n’a pas encore connu son Newton. Dans son Essai philosophique sur les probabilités, Laplace écrit :
« Tous les événements, ceux mêmes qui, par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil » [10] ».
Cette opportune annonce est reprise par l’historien Fustel de Coulanges pour qui, « L’histoire n’est pas un art ; elle est une science pure, comme la physique ou la géologie [11] ».
Pour Cournot, l’histoire consiste en une suite de séries causales qui, s’entrecroisant, produisent l’événement [12]. Mais là aussi, il faut étudier les rapports entre ces séries causales, les réunir en une unité ou cause qui produit son effet.
Examinant la constitution gnoséologique de l’histoire, Cassirer refuse que l’histoire et la science obéissent à des logiques différentes car il n’existe pas différentes logiques. Il n’y a qu’une seule logique qui se déploie en différents types (prédicats, propositions, modalités par exemple), et l’historien, comme tout autre savant, s’il désire produire une science, doit se conformer à cette logique. « Dans sa quête de la vérité, l’historien est tenu de respecter les mêmes lois formelles que le savant...
« Dans sa manière de raisonner et d’argumenter, dans sa recherche des causes, il obéit aux mêmes lois générales de la pensée qu’un physicien ou qu’un biologiste [13]. »
Dans sa pensée, l’historien, tout comme le biologiste, le physicien, le mathématicien, le philosophe, obéit à une même et seule logique, celle qui assure une double cohérence, formelle dans de la pensée et propositionnelle entre la pensée et la réalité des faits historiques.
Histoire et causalité : éclosion patiente de l’effet
A la vue, une mangue tombe d’un coup. En vérité, elle ne tombe pas d’un seul coup de vent, elle tombait depuis un certain temps. C’est aussi valable pour un pont qui s’écroule, un édifice qui tombe en lambeau, une société qui, d’un coup, fait émerger une crise sociale, politique ou économique ou une croissance. Ce n’est pas à ce moment que la crise ou la croissance est là. Elle était déjà là, depuis un certain temps, en gestation ou incubation.
Certaines causes produisent leurs effets lentement, se combinant avec des circonstances et d’autres causes secondes jusqu’à ce que l’effet se manifeste au grand jour. C’est par exemple le cas d’un bûcheron qui a scié son arbre assez patiemment pour enfin le laisser tomber presque de lui-même ou d’un coup très léger. L’admirateur naïf dira : « Ah, quel coup, il tombe ! »
L’histoire est une attention fixée sur les causes que l’estimation immédiate trouve simples mais qui se montreront sérieuses avec le temps. Le hasard sera alors cette indétermination des sens et du jugement humain qui, face à la complexité causale, ne parvient pas à isoler la juste cause. Hegel insiste :
« L’histoire n’est pas une suite chaotique d’événements, elle n’est pas une série d’accidents dus au seul hasard, elle n’est pas le désordre des actions individuelles qui vont dans toutes les directions. L’histoire est, comme l’Univers matériel, rationnelle. De même que le désordre apparent du mouvement des planètes est en réalité réglé, de même l’histoire, malgré l’apparence de l’extrême complexité et de l’extrême enchevêtrement des événements, est comme la réalisation d’un plan ». [14]
Dialectique entre subjectivité et objectivité
Posons la thèse suivante, à savoir que l’histoire est une composante de la politique. En conséquence, si l’histoire totale est impensable, les choix des faits et des méthodes d’attribution du sens ou d’interprétation sont motivés par l’idée du projet. La question de la vérité historique est ramenée à celle de l’éthique des programmes que l’histoire justifie ; l’histoire politique s’accomplit dans l’éthique du bien.
La thèse telle qu’elle est formulé pose les difficultés de l’objectivité ou de la vérité en son objectivité. Et il est possible d’envisager deux sources de reproche :
– Un lecteur et un intellectuel qui, de bonne conscience et dans l’assurance de ses méthodes, sait que ses évidences ne son nullement guidées par l’idée de projet, mais qu’elles sont vraies en elles-mêmes.
– Un lecteur, un intellectuel ou un praticien qui serait guidé par un autre projet, autre que celui décrit précédemment.
Autrement dit, peut-on défendre la thèse de l’histoire pragmatique ou par projet sans s’attirer des reproches de ceux qui, sous les impératifs du rationalisme, de la scientificité et de l’objectivité, savent que toute production scientifique doit répondre au seul critère de l’objectivité.
Qu’est-ce que c’est alors l’objectivité et son autre face qu’est la subjectivé ?
N’est subjectif que ce qui n’a rapport qu’au sujet de la connaissance. En apparence et selon l’opinion, le sujet est une totalité rapportée à soi. Point de vue particulier, passions, emprises culturelles, politiques, idéologiques ou religieuses sont alors au service de cette subjectivé. Et le sens commun, pour clore définitivement, assimile cela simplement aux préjugées.
objectivité affirmée, reproches accordés
Il est vrai : la science tend à des connaissances certaines, générales et méthodiques, reliées entre elles par des lois stables et universelles, valant pour tous les cas, en tout temps et en tout lieu.
Dans la mesure où la science vise à la connaissance universelle, elle recherche les invariants ou les lois qui régissent les phénomènes et les faits. Ceux-ci expriment des grandeurs, des relations ou des propriétés qui se conservent dans toutes les transformations de la nature. Ils sont de plusieurs formes, selon le mode d’explication et l’objet de la science ; ils peuvent être de structure mathématique, métaphysique, de grandeur quantitative ou de forme qualitative.
Et même si toute connaissance peut être envisagée comme activité du sujet et une synthèse entre le sujet et l’objet, cette considération impose que le sujet tourne vers l’objet, vers la construction des sciences, en considérant qu’une science est un monument, en son objectivité, tout détaché des considérations volontaristes, avec des logiques internes à l’objet, contrôlées et auto contrôlées, selon les lois de la vérifiabilité et de la réfutabilité.
L’objectivité sursumée dans la subjectivité
Quelle est la possibilité de médiation entre objectivité et subjectivité ? La philosophie s’apprête à cette pertinence de médiation entre l’histoire et la politique, au service de la fraternité.
En quoi la philosophie est-t-elle une médiation entre la subjectivité et l’objectivité ? Sur le plan de l’objectivité, la philosophie est une science de certains principes et de certaines causes du réel dans ce qu’il a de fixe et de mouvant ; sur le plan de la subjectivité, la philosophie est une science des conditions dans lesquelles la raison doit-elle être pour pouvoir penser les choses.
C’est ainsi que tous les grands philosophes ramènent l’homme à soi, à son intériorité : l’âme pure (Platon), l’esprit sain et attentif (Descartes), la raison a priori (Leibniz, Wolf, Kant), la rupture ou obstacle épistémologique (Gaston Bachelard), la réduction phénoménologique qui fixe le sujet ultime (Husserl).
L’important, nous semble-t-il, est de poser les conditions subjectives et de ne suivre que ces conditions. Ici, la condition de la subjectivité, ce qui est dans l’esprit du sujet, est la réconciliation voulue.
Est-elle pertinente ? Si elle l’est, c’est alors elle qui revient et légitime le travail de choix et d’interprétation des faits historiques. Dans ce cas, les reproches peuvent être acceptés, elles proviendraient seulement d’un désaccord sur l’importance et la pertinence du projet.
Cette définition accordée, l’objectivité tant voulue en science laisse aussi une place à la subjectivité. L’objectivité signifie que l’observation soit valable pour toute intelligence saine et tout instrument adéquat, tous les cas d’anomalie des sens ou d’inadéquation d’instruments exclus.
La subjectivité ne dit pas la fausseté, mais que l’observation rapportée au sujet, à son angle d’observation, à ses visées…
Unité objectivité-subjectivité
La vérité s’oriente alors en deux directions, selon le point de vue de l’objectivité (l’esprit tourné vers l’objet) et de la subjectivité (le même esprit tourné vers lui-même).
Quelle science est construite sans sujet connaissant ? Quel sujet connaissant sans objet - soit hors ou « l’en soi » ou le pour soi » - mais objectivé ?
Loin de les voir en rapport d’exclusivité, la subjectivité est l’autre de l’objectivité et inversement. Ainsi, la subjectivité est voisine de l’objectivité, le logique est voisin du réel, le théorique est voisin du pratique.
Dans ce rapport, il s’agit précisément de l’objectivité et de la subjectivité en tant que ces deux notions sont restituées à leurs justes sens et usages. La subjectivité est discutée par la philosophie phénoménologique : le monde existe comme une représentation du sujet dant laquelle le « je » se rend l’objet présent intérieurement. Il en découle que la connaissance soit une union intentionnelle, une synthèse entre le sujet et l’objet où chacun garde sa nature propre, une présence intentionnelle de l’objet dans le sujet. Ajoutons que toute connaissance a toujours des présupposés intellectuels, si on veut subjectifs, et il est vain de prétendre éliminer la subjectivité dans la connaissance.
Sur le plan expérimental, l’objectivité signifie que le mouvement observé d’un phénomène, toutes les paramètres de l’observation définies, ne dépend d’aucun sujet particulier : comme par exemple le mouvement régulier macro physique des astres.
Tandis que la subjectivité signifie qu’un tel mouvement observé dépend de la position du sujet observant et que s’il changeait de position, il pourrait observer autre chose.
Résistance de l’objectivité
Le rationalisme est la critique de l’opinion, en tant que ce dernier ne sait pas distinguer le vrai du faux. Mais lorsqu’il est poussé à l’autre extrême de l’excès, détruit ce qu’il était censée venir construire : ce qui rend les choses intelligible.
Les difficultés surgissent lorsqu’on se fie à la science, mais seulement au sens ou les modernes la développent et l’entendent, une tendance à réduire le vrai aux seules équations mathématiques ou formules physiques.
Elle est aussi une tendance à opposer la subjectivité à l’objectivité, la métaphysique au positivisme, l’Esprit au monde.
La vérité se dit de plusieurs façons
La vérité, c’est aussi le sens comme intelligibilité des choses. Ce sens peut être construit, comme les faits humains, ou trouvé là, comme les lois de la nature.
Dans ces cas, la résistance de l’objectivité à s’ouvrir à la subjectivité est peut-être moins tenable, parce qu’elle ne s’accorde pas avec les faits. Le rationalisme affirme simplement que toute chose a sa raison d’être. Cette raison peut être dite rapports de quantités, principes métaphysiques, maximes éthiques, sens ou signification … La raison se dit alors par analogie : elle est simplement la signification, le sens ou la compréhension réfléchie que nous nous faisons du monde.
De ce fait, on retient les deux grandes orientations du savoir scientifique : empirico-déductive (recherche de causalité) et herméneutique (recherche du sens ou significations).
Conclusion
Selon les moments, certains sites et monuments historiques sont ornés et érigés au rang d’honorable musée national. Quelques temps après, les mêmes sites sont altérés et enfuis dans l’oubli, sous l’alibi de la réécriture de l’histoire.
Les hommes historiques alternent entre l’héroïsme et les condamnations posthumes. Une date célébrée ne sait pas si elle le sera encore à l’anniversaire suivant. Est-il essentiel que les hommes historiques se succèdent en antagonistes, chacun refusant totalement de trouver le positif en l’autre ?
L’effort de l’esprit est alors de conserver, sans lutte, des mémoires individuelles contradictoires pourtant toutes vraies.
Le défi de l’historiographie sera alors celui de concilier les mémoires individuelles, les mémoires collectives, la mémoire nationale avec la mémoire officielle. S’impose la nécessité de construire une grille de lecture qui n’est pas le refus de la partialité en histoire, mais une donation de sens de cette partialité.
Les controverses en histoire signifient alors le désaccord au sujet des projets qui ont indiqué quels sont les faits à retenir et comment les interpréter. Les mêmes projets expliquent, par récurrence, l’oubli d’autres faits, pourtant aussi évidents que ceux qui ont été choisis par l’utilisateur de l’histoire.
En ce sens, le pragmatisme est une lecture de l’histoire par la causalité finale, se demandant si le projet ou la fin voulue est juste ou injuste. Ainsi, de la question de la vérité historique, ou de l’épistémologie, on passe à celle de l’éthique des programmes politiques que l’histoire est venue porter et justifier.
Mais l’approche pragmatique de l’histoire n’exclut pas l’approche réfléchie de la même histoire.
L’histoire commence par les témoins. Mais un témoin des événements n’est un historien, comme un événement n’est pas encore de l’histoire.
L’histoire réfléchit pose alors les problèmes de rapport entre la subjectivité et l’objectivité, comprend le détail en le rapportant à la totalité, élargit la vérité à la causalité immédiate et à la signification.
Isaïe Nzeyimana
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[1] Théophile Obenga, « Sources et techniques spécifiques de l’histoire africaine, aperçu générale » in Histoire Générale de l’Afrique, pp. 98-111.
[2] Lire l’histoire romantique, Oedipe sur la route, écrite par Henry Bauchau, Ed. J’ai lu, Paris, 2000.
[3] Fourez, Gérard, La construction des sciences, p.68.
[4] BUAKASA TULUKIA MPANSU, « Trois questions sur les modèles en sciences humaines », in problèmes des méthodes en philosophie et sciences humaines, pp.147-156.
[5] Hegel, La raison dans l’histoire, pp.24-28.
[6] Hegel, op.cit.
[7] Nietzsche, Ecce Homo, p. 3.
[8] J. Kizerbo, « Les méthodes interdisciplinaires utilisées dans cette ouvrage », in Histoire Générale de l’Afrique, pp. 383-394.
[9] Monique Sicard, « Qu’est-ce qu’un témoin ? », les Cahiers de médiologie, 8, 2e semestre 1999, p. 78.
[10] Pierre-Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1986, p.32.
[11] Fustel de Coulanges, Préface à la Monarchie franque, 1888.
[12] Antoine-Augustin Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes in « Œuvres complètes » , tome IV, Vrin, Paris, 1973, p.9.
[13] Ernest Cassirer, L’idée de l’histoire, p. xxiv-xxv ».
[14] Les philosophes par les textes, Classe de Terminal, programme 1974, éd. Ferdinand Nathan, p. 207.