LNR
L’invisibilisation des recherches citoyennes
Désinformation, disqualification, accusation de « traîtrise », négationnisme, juridicisation, intimidation, « stratégie du doute »… Nombreux sont les procédés mis en œuvre par les laudateurs du rôle joué par la France au Rwanda.
Cette invisibilisation des travaux et recherches menées en France par les associations et les citoyens questionnant le rôle de leur pays dans la tragédie rwandaise aura permis, outre d’entretenir la confusion, d’assurer, jusqu’aujourd’hui, l’impunité aux responsables français de cette collaboration ayant abouti au génocide contre les Tutsi du Rwanda, en 1994.
On notera ainsi que si le livre de Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise, aura systématiquement fait l’objet d’une censure médiatique, les travaux de Jacques Morel auront eux aussi fait l’objet d’un silence inouï.
On se souvient qu’à la sortie de son livre, La France au cœur du génocide des Tutsi, un débat enregistré entre Jacques Morel et le général Didier Tauzin aura été censuré [1] par RFI. « L’émission n’était pas satisfaisante pour la direction de l’Information de RFI » annoncera en guise d’explication le présentateur de l’émission. Enregistrée à 16 heures, l’émission qui devait être diffusée à 19h10 aura tout simplement été déprogrammée en dernière minute.
Le général Tauzin, responsable en particulier de l’intervention française de 1993, connue sous le nom d’opération « Chimères », avait alors piloté l’ensemble des forces spéciales françaises au Rwanda – le DAMI, disposé au cœur de l’armée rwandaise, avec en particulier le plus que légendaire 1er RPIMA. Selon les informations recueillies par La Nuit rwandaise, « en dépit du fait que Jacques Morel n’aura pas eu le temps de dire grand chose, il semblerait que cela ait suffit pour faire perdre son sang froid au général Tauzin qui aura lui-même réussi à ridiculiser son point de vue en traitant Jacques Morel de traître et d’assassin [2] ».
La non diffusion de cette émission par RFI, et l’anathème de Didier Tauzin sont, parmi d’autres, deux procédés répandus de disqualification et, in fine, d’invisibilisation des recherches menées par les citoyens et les associations qui depuis 30 ans se sont efforcées, avec rigueur, d’élucider les ressorts de l’engagement français dans le génocide contre les Tutsi du Rwanda.
En effet, un silence, véritable chape de plomb, entoure les recherches menées par les associations et les citoyens français.
Rares sont ainsi les médias qui évoquent, autrement que pour les disqualifier, ces « français qui étudient depuis vingt ans le rôle de [leur] pays [3] » : ces « George » et ces « Paul » qui se retrouvent, tous les 7 avril, « tétanisés par le crime des crimes », comme les présente Patrick de Saint-Exupéry. Notons ici que s’ils sont évoqués, pour une fois, c’est avec pathos, le journaliste continuant de ne pas rendre compte de leurs travaux et recherches.
Les travaux de Jacques Morel, comme sa base documentaire, sont par exemple systématiquement occultés, et lorsqu’il y est fait mention dans un grand média, Libération [4], par exemple, c’est, rappelant que Jacques Morel est un « spécialiste du Rwanda », en omettant soigneusement de parler de son livre, La France au cœur du génocide des Tutsi [5], pourtant en libre accès sur Internet, tout comme sa très large et unique documentation, elle aussi en ligne [6] et accessible à tous. Ainsi, si Maria Malagardis évoque bien, pour une fois, « le site de Jacques Morel » [7], sans donc évoquer son ouvrage majeur, ni informer sur le contenu dudit site, c’est qu’elle ne peut faire autrement puisqu’elle appuie son article sur l’un des documents qui y est publié et auquel elle renvoie [8].
Si l’invisibilisation des recherches “citoyennes” est commune, leur disqualification est un autre procédé utilisé par la plupart des médias. De même, les milieux universitaires dénient tout crédit aux résultats des investigations menées hors de leur sérail.
Ces travaux sont effectivement menés par des hommes et des femmes qui ne peuvent les cautionner par un titre académique. Le rappeler est un procédé fréquemment utilisé comme argument d’autorité. Il permet non seulement de décrédibiliser ces investigations, mais aussi de ne pas prendre la peine de les examiner, ou, au contraire, d’utiliser leurs recherches et leurs bases documentaires sans les citer.
Lorsqu’ils sont cités, par exemple par le général Tauzin, déjà évoqué, mais il n’est pas le seul, c’est pour accuser ces chercheurs et associations d’être des « traîtres » à la Nation. Des associations comme France Turquoise n’hésitent pas à englober toute recherche mettant en avant les responsabilités françaises dans la perpétration du génocide de 1994 comme étant menées par des « blancs menteurs », des « idiots utiles » qui défendent « l’ennemi », soit, dans une logique qui leur est propre, le gouvernement rwandais personnifié par la personne du Président Paul Kagame. Dans cette perspective, toute recherche menée sur le rôle joué par la France au Rwanda est forcement motivée par une visée politique : « pour ou contre la France », « pour ou contre le Rwanda », mettant ainsi hors de propos la simple recherche de la vérité.
De même, le négationnisme, larvé ou non, d’une grande partie des rédactions de la presse écrite et audiovisuelle s’est longtemps dressé en toile de fond des articles publiés. Des journaux, comme Marianne, s’en sont faits une spécialité. Ce négationnisme implique un refus de principe de prendre en compte les documents et analyses produits par les chercheurs s’ils mettent en cause le bien fondé de l’intervention de la France au pays des mille collines.
Ainsi, toute une série d’associations et de chercheurs ont été l’objet d’attaques en justice, plutôt que d’invitation à débattre. Cette juridicisation peut être interprétée comme une forme d’intimidation [9]. Ce déplacement du débat sur la forme plutôt que sur le fonds, motivé par l’espoir de victoires symboliques des milieux négationnistes, a heureusement souvent été déçu par les décisions de justice rendues.
Si récemment, le milieu journalistique s’est à juste titre indigné des perquisitions liberticides diligentées contre des lanceurs d’alertes enquêtant notamment sur les livraisons d’armes françaises ayant servi dans la guerre au Yemen, ce même milieu s’est montré singulièrement discret lorsque des perquisitions similaires ont touché des militants enquêtant sur les responsabilités françaises au Rwanda. Il s’est également peu ému lorsque le mensuel féminin Causette et trois de ses journalistes, enquêtant sur les accusations de viols portés par des Tutsi rwandaises contre des soldats français, ont subi une attaque informatique voyant disparaître certains de leurs fichiers, leurs e-mails étant piratés. À la même période, les domiciles d’une série de « chercheurs indépendants » enquêtant sur le Rwanda étaient victimes de vols d’ordinateurs, disques durs, clés USB contenant leurs documents de travail.
Enfin, une stratégie de désinformation consiste-t-elle à focaliser l’attention sur certains évènements (l’attentat du 6 avril, Turquoise..) ayant pour effet, sinon pour vocation, de réduire le débat à un ou deux évènements, en occultant l’essentiel. Ainsi les Français connaissent-ils l’opération « humanitaire » Turquoise mais ignorent l’opération Chimères, comme la continuité et l’ampleur de l’engagement français auprès des forces génocidaires.
Pour Albert Camus, « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Dans le prolongement de la « stratégie du doute » [10], réduire le débat sur l’engagement français à quelques éléments de langage, savamment choisis et constamment répétés – « Zone humanitaire sûre », « conflit inter-ethnique », ... – a pour but de rendre inintelligible l’action de la France au Rwanda avant, pendant et après le génocide contre les Tutsi.
Depuis sa création, La Nuit rwandaise s’est voulu un espace de débat ouvert, accueillant aussi bien les travaux des chercheurs “citoyens” et académiques, que les documents, témoignages et analyses de tous ceux qui s’efforcent d’éclairer les responsabilités françaises dans le dernier génocide du XXe siècle.
Nous tenons à rendre hommage, pour ce dernier numéro de La Nuit rwandaise, au précieux travail de Jacques Morel, qui, aux côtés de nombreux autres citoyens engagés dans la recherche de la vérité, aura permis d’informer ses concitoyens sur le rôle qu’aura joué leur pays dans la perpétration du crime des crimes.
Nous invitions toutes les personnes désireuses de saisir l’ampleur et la continuité de l’engagement français – militaire, diplomatique, financier – dans le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda a consulter sa base documentaire et son ouvrage de référence, tous deux librement accessibles, sur son site Internet : francegenocidetutsi.org.
En savoir plus
[1] Michel Sitbon, « Rwanda : RFI déprogramme le face à face Didier Tauzin - Jacques Morel », Izuba, 4/04/2011, https://www.izuba.info/rwanda-rfi-deprogramme-le-face-a-face-didier,339.html
[2] Accusation « en miroir », procédé notamment employé par les génocidaires au Rwanda qui accusaient - et accusent encore - les Tutsi qu’ils ont tenté d’exterminer d’être à l’origine du génocide ou d’avoir organisé un génocide des populations hutu.
[3] Patrick de Saint-Exupéry, « Réarmez-les ! », revue XXI, « Nos crimes en Afrique », numéro 39, 28 juin 2017.
[4] https://www.liberation.fr/planete/2017/06/27/rwanda-hubert-vedrine-a-t-il-incite-a-rearmer-le-camp-du-genocide_1579903 ou encore https://www.liberation.fr/planete/2017/06/29/rwanda-la-bnp-visee-par-une-plainte-pour-complicite-de-genocide_1580460. Notons néanmoins que dans Libération est évoqué le travail de Jacques Morel, contrairement à tous les articles traitant du Rwanda publiés par le journal Le Monde.
[5] Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, version v2.21, 8 juin 2018, 1596 pages, 65 Megs (PDF). http://francegenocidetutsi.org/FranceCoeurGenocideTutsi-IP.pdf
[6] http://francegenocidetutsi.org/ (de nombreux articles sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 sont également disponibles sur les pages personnelles de Jacques Morel, http://jacques.morel67.pagesperso-orange.fr/)
[7] Maria Malagardis, « Rwanda : Hubert Védrine a t-il incité à réarmer le camp du génocide ? », Libération, 27 juin 2017.
[8] « Spécialiste du Rwanda, Jacques Morel a mis la main sur un autre document, disponible sur son site. On y retrouve encore la signature du proche de François Mitterrand. Il s’agit d’une dépêche de l’agence Reuters datée du 15 juillet 1994. Et titrée : « Paris prêt à arrêter les membres du gouvernement intérimaire rwandais ». Ceux qui après avoir orchestré le génocide se retrouvent dans les zones sous contrôle des forces françaises. Annoté en marge de la dépêche : « Lecture du Président : ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier ministre ». Signé : « H Védrine ». », op. cit.
[9] Certains militaires français, à l’image de Michel Robardey, se montrent ainsi extrêmement procéduriers, n’hésitant pas à multiplier les procès, dont les frais sont, rappelons-le, pris en charge par le contribuable.
[10] La stratégie du doute consiste à « nourrir la controverse » en entretenant le doute et la confusion ; Cf Naomi Oreskes et Erik M Conway, Les marchands de doute : ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Le Pommier, 2012.
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