« Il y avait des Français à toutes les barrières »

Serge Farnel
31/03/2007

Nicole Merlo (interview de Serge Farnel)
Propos recueillis par Serge Farnel

C’est la première fois qu’une Européenne témoigne, en son nom et à visage découvert, de la participation physique des soldats français au génocide des civils tutsi. Autre révélation de ce témoignage, prépondérante dans la démonstration de la vérité : des soldats tricolores arrêtaient les Tutsi jusqu’à deux jours avant l’attentat contre l’avion de Habyarimana. À un moment – avant le déclenchement de l’opération Amaryllis – où les militaires français n’étaient pas censés se trouver au Rwanda. Surtout, Nicole Merlo témoigne d’une présence systématique de soldats français aux côtés de Rwandais, « à toutes les barrières », ce qui permet d’entrevoir qu’il pouvait y avoir sur le terrain bien plus que quelques dizaines de coopérants militaires en avril 1994.

• Serge Farnel : Madame Merlo, racontez-nous qui vous êtes et ce que vous faites !

 Nicole Merlo : Je suis née au Congo, à Bukavu (province du Sud-Kivu, à l’est du Congo-Kinshasa, ndlr). Mon premier mari, avec lequel je me suis mariée à l’âge de 16 ans, possédait des plantations. Moi j’ai préféré choisir l’élevage. J’ai commencé par produire des fromages. J’ai démarré avec trente-sept vaches. Étant donné que cela marchait bien, et parce qu’il n’y avait rien dans cette région, j’ai commencé à récupérer les enfants dont la mère était morte en couches. Ce qui fait que j’ai eu, peu à peu, une quinzaine d’enfants, et puis vingt, et puis vingt-cinq.

Mon mari est mort en 1980. Je me suis remariée en 1984 avec un veuf espagnol. C’était un photographe, un artiste. Il ne s’y connaissait pas en élevage, mais il essayait toutefois de faire de son mieux.

À cette époque, je venais bénévolement à Gysenyi, dans le nord-ouest du Rwanda, à la frontière avec le Congo, m’occuper d’une école primaire et secondaire belge. Tous les ans, je rentrais en Belgique pour aller recruter des professeurs. Il faut que je vous dise que je n’ai jamais pu aller à l’école. Je n’ai pu faire que trois années en primaire. On n’avait pas de sous.
C’est alors qu’a commencé cette histoire entre Tutsi et Hutu, les couvre-feux, les barrières. C’était épouvantable. J’étais au Congo, mais je venais ici, à Gysenyi, participer aux réunions de l’école belge. Je m’y étais acheté une maison en 1984 dans laquelle je ne vivais pas encore. Et heureusement que je l’ai achetée. Car j’ai tout perdu.

Avant le 6 avril 1994, on pouvait voir des militaires français à toutes les barrières. Moi, j’allais à Kigali vendre mes fromages parce qu’il y avait là beaucoup de blancs qui les achetaient. Et je dois dire qu’on ne nous embêtait pas pour vendre nos marchandises. Les Français ayant toutefois rapidement été accusés de se battre aux côtés des soldats d’Habyarimana, ils décidèrent d’amener des militaires français métis et noirs. J’ai vu, avant le 6 avril 1994, les militaires français faire sortir les Tutsi des taxis.

• Et que faisaient-ils après les avoir sortis des taxis ?

– Ils les mettaient sur le côté. Mais je ne sais pas ce qu’ils faisaient après étant donné qu’on ne pouvait pas rester.

• C’était au niveau des barrières qu’ils les faisaient ainsi sortir des taxis ?

– C’étaient à des barrières, oui.

• Avez-vous souvenir d’une barrière précise, située à un endroit précis ?

– Mais il y en avait partout ! Qu’est-ce que je peux vous dire ?

• Et il y avait des Français à toutes les barrières ?

– Oui. Il y avait des Rwandais et des Français à toutes les barrières.

•Étaient-ils en uniformes militaires français ?

– Non. Ils avaient les mêmes costumes militaires que les Rwandais.

• Comment saviez-vous alors que c’étaient des Français ?

– Parce qu’ils parlaient français et quand vous entendez l’accent d’un Français, vous le reconnaissez, non ? Et puis, à l’occasion des affrontements, le FPR avait attrapé des Français. Beaucoup de jeunes qui allaient se battre aux côtés du FPR se rendaient chez nous. Toutes ces nouvelles-là, nous les obtenions grâce à eux.

• Quel jour précisément avez-vous vu ces militaires français aux barrières ?

– Nous, on est passé le 4 avril et là il y en avait, je les ai vus.

• Le 4 ?

– Oui je les ai vus.

• Mais le 4, ils ne devaient pas être là !

– Eh bien, j’en ai vu ! [avec force et détermination] J’en ai vu !

• Et où en avez-vous vu le 4 ?

– Je les ai vus à Kigali même. Surtout à Kigali. Aux barrières de Kigali, de la ville. En sortant de la ville, il y a une place que l’on appelle Igitikinyoni. Là aussi il y en avait. Je les ai vus.

• Ce témoignage-là, vous l’avez déjà confié à quelqu’un ?

– Non. J’ai parlé, mais pas spécifiquement sur les Français. Non.

• Vous dites que les Français étaient aux barrières en 1994, avant le 6 avril. Or au cours de cette période, il n’aurait normalement plus dû y avoir aucun militaire français au Rwanda, l’opération française Noroît ayant été achevée en décembre 93 !

– Pourtant j’ai connu des militaires qui étaient assistants techniques à Ruhengeri. Le 4 avril 1994, quand nous sommes revenus de Kigali, nous avons été attaqués à Ruhengeri par des écoliers qui jetaient des pierres aussi bien sur la route que sur les voitures. On a été pris dans un véritable étau. On est alors allés se réfugier au lieu où se trouvaient les bureaux de l’Electrogaz. On est allés rejoindre des amis français professeurs car on savait qu’ils étaient là. Il y avait là également des militaires français qui nous ont escortés pour nous sortir de la ville de Ruhengeri.

• Des militaires français ?

– Oui.

• Le 4 avril 1994 ?

– Le 4 avril 1994. Puis nous sommes arrivés ici, à Gysenyi, où nous avons logé. Et le 6 au soir, nous sommes partis vers Goma. J’ai une maison au bord du lac qui s’appelle Katambi. C’est un petit séminaire. Nous y avons logé avec deux prêtres belges dont l’un vit toujours ici. Le matin du 6 avril, vers cinq heures, je ne me sentais pas bien. J’avais fait des cauchemars. Au moment où je m’apprêtais à plonger dans le lac, j’ai aperçu un des prêtres en train de lire son bréviaire. Un autre l’a rejoint en criant : « Vous avez entendu la nouvelle ? L’avion du président est tombé ! On va partir ! » Les deux prêtres me firent part aussitôt de leur intention de retourner au Rwanda où ils avaient laissé leurs confrères. Je donne mon accord pour les y conduire, mais mon mari me défend de me rendre au Rwanda, ce à quoi je lui réponds de ne pas s’en faire. Puis ce fut au tour de cette dame qui habitait là, une grande amie de Diane Fossey, du nom d’Alyette de Munck, et qui vient juste de mourir. Elle aussi m’ordonna de ne pas y aller. C’est alors que je leur ai tous répondu : « Mais foutez-moi la paix ! » Il faut dire que j’étais vraiment dérangée par cette histoire. Je me disais : « Mais mon Dieu, tous ces Tutsi vont être tués ! » Car j’en étais persuadée.

• Qu’est-ce qui vous faisait penser avec tant de certitude que c’est ce qui allait leur arriver ?

– Ah oui ! Ça j’en étais certaine. Parce qu’il fallait entendre parler les Hutu ! Il y avait une haine féroce dont vous n’avez pas idée. Il y avait aussi cette radio qu’on appelait la radio-machette, la Radio des Mille Collines.
Finalement, je les accompagne à la frontière. Au moment de prendre ma voiture, un Congolais m’arrête pour me dire : « Mais madame, tu es folle ou quoi ? » Je lui ai répondu que j’allais juste les déposer et revenir aussitôt. Mais il a ajouté : « N’y va pas. Ils sont en train de découper les gens en morceaux ». J’y suis tout de même allée. On nous a ouvert la frontière et je suis enfin arrivée.

Au moment où je me suis réinstallée au volant pour repartir, j’ai entendu au-dessus d’un mur : « Madame Milaro ! Madame Milaro ! », c’est ainsi qu’ils prononcent mon nom de famille. C’est alors que j’ai vu un monsieur me supplier de sauver ses enfants. Je lui indique que je m’apprête à faire le tour de la maison. Il m’interrompt aussitôt : « Surtout pas ! Parce que là, y a un trou. On y met les gens dedans ». C’est à cet instant que je me suis rendu compte du guêpier dans lequel j’étais tombée ! Je me rends chez les frères et leur emprunte une échelle avec laquelle je descends onze enfants que je mets dans ma voiture. Je leur dis : « Bon. On est venu de Goma pour aller à l’école et l’école est fermée. D’accord ? Vous avez tous compris ? On est venu de Goma ! Vous avez tous compris ? » Il se trouve que c’étaient des enfants de Goma. Arrivés à la frontière, je remarque qu’on avait disposé des clous pour empêcher de passer. Je vois un Interahamwe arriver vers nous avec une cagoule. Il me demande où je vais. Je lui réponds que je rentre chez moi. Il me demande de retourner d’où je viens, ce à quoi je m’oppose en lui disant que je viens de Goma, que j’ai amené des enfants à l’école, mais que l’école étant fermée, je retourne à Goma avec eux. L’Interahamwe appelle celui qui tenait la barrière et lui demande ce qu’il faut faire. Je prie pour qu’il se contente de fermer sa bouche. Il la ferme ! Alors il lui répond : « Bon ouvre ! Laisse-la passer, mais il y a plus personne qui passe ».

Quand je suis arrivée à Goma, le Congolais qui avait voulu m’empêcher de partir, m’a dit : « Toi t’es pas une femme. T’es un homme, toi ! » À ce moment, je me suis dit : « Mais c’est vrai, nom d’une pipe ! Je viens de passer un truc terrible. » Je ne m’en étais même pas rendu compte. Quand j’ai ramené les enfants à leurs parents, ça a été le délire, le délire !
Après ça, on est revenu à la barrière située à la frontière. On y venait tous les jours parce que j’avais des amis qui devaient passer cette frontière. Et là ils ont été fantastiques les blancs de Gysenyi. Ils mettaient les Tutsi au milieu d’eux. Quand les Interahamwe sortaient des Tutsi des véhicules pour les mettre de côté, les blancs se mettaient au milieu d’eux et les Interahamwe leur disaient : « On ne passe pas ! » Le deuxième ou troisième jour, ils ont compris qu’ils ne réussiraient à avoir aucun Tutsi. Il faut dire que les gens appelaient l’ambassade avec leur téléphone, si bien que les Interahamwe finissaient par se sentir mal à l’aise. Alors ils ont laissé passer tout le monde, et nous, nous avons pu les héberger.

On a continué à se rendre à la frontière pour voir qui allait passer. C’est alors que j’ai vu une camionnette arriver à la frontière. Elle contenait des passagers. Un type en est sorti. Un Interahamwe, qui était derrière lui, lui a coupé la tête, qui a roulé par terre. Lui était encore debout, sans tête. Quand vous avez vu ça, je ne sais pas ce que je peux vous dire, mais pour moi, ça a été terrible. Et le lendemain, ce fut au tour d’une petite fille d’une dizaine d’années. Elle était cachée sur le bas-côté de la route. Elle s’est subitement mise à courir, courir, courir ! L’Interahamwe lui a alors tranché le cou avec sa machette aiguisée. L’enfant continuait à courir sans tête. Je me suis alors mise à hurler, mais alors à hurler ! Mon mari était là. Il m’a foutu une baffe. Je me suis réveillée. Puis j’ai fait une dépression. Durant quatre mois, j’étais complètement foutue. De me rendre compte comment on l’avait tuée ! J’avais vu ça de mes yeux ! Je me suis subitement souvenue de ce type qui m’avait dit qu’il y avait trou dans lequel on jetait les Tutsi. Et moi je me disais que tandis que j’étais là, on tuait des gens. On les tuait ? On les mettait à poil ? Oh là là ! Alors j’ai décidé de ne pas rester ici, et je suis partie pour l’Europe en passant par Kinshasa.

Quatre mois après, je suis revenue. Il y avait, dans mon avion, le nouveau président en exil. Celui qui avait remplacé Habyarimana, mais qui avait dû fuir devant l’avancée du FPR. Ils parlaient tous kinyarwanda. Je les ai bien écoutés parce que je parle kinyarwanda parfaitement.

• Vous parlez du président Théodore Sindikubwabo ?

– Oui c’est ça.

• Vous étiez dans son avion ?

– Non, c’était un avion congolais. Lui était dans notre avion ! Il disait : « Les Congolais sont vraiment des enfants gentils, hein, tu vois ? Le Congo est à nous. On fait ce qu’on veut. » C’est une expression très rwandaise : « Na bana beza ». Ça veut dire des enfants bien gentils, qu’on peut manipuler facilement. Alors j’ai pensé : « c’est vrai, vous êtes de beaux salopards » !

• Au cours de quel mois de l’année 1994 êtes-vous revenue ?

– Début septembre. C’était un avion Kinshasa-Goma. J’étais venue au préalable à bord d’un avion Bruxelles-Kinshasa. Il n’y avait pas seulement Sindikubwabo. Il y avait certes lui avec sa grande barbe, mais ils étaient au moins quatre ou cinq, dont Kambanda, alors premier ministre du gouvernement génocidaire.

• Comment saviez-vous que c’était lui ?

– Parce que je l’ai vu, je l’ai reconnu, j’ai entendu qu’on l’appelait Excellence, on lui faisait des courbettes, et je comprenais tout ce qu’ils racontaient. Et alors quand je suis arrivée ici, je me suis sentie responsable de ce que mes frères avaient fait.

• Qu’entendez-vous par « mes frères » ?

– [Tentant de retenir quelques sanglots.] Mes frères blancs ! Ce sont mes frères ! Le mot « Muzungu », qu’on utilise pour désigner un blanc en kinyarwanda, veut dire qu’on les a trahi, qu’on les a « zungulunké ». Quand on vous dit « Muzungu », c’est une insulte qu’on vous lance. Oui, je vous le dis, ça veut dire que vous les avez trompés en leur plantant un couteau dans le dos. « Zungulunka », ça veut dire tourner autour, enrober dans le mal que vous voulez faire.

• C’est vrai que c’est comme ça qu’on m’appelle sur les routes ou dans les villages du Rwanda. Depuis quand cette expression existe-t-elle ?

– Depuis que les Blancs sont arrivés en Afrique, surtout au Rwanda. Le « Mu » c’est pour le singulier ; « Bazungu », c’est le pluriel, et ça veut dire « les Blancs ».
Un jour, alors que j’étais venue à Goma voir ma maison qui était occupée par des soldats du FPR, et que je ne pouvais pas récupérer étant donné qu’elle était en zone rouge, j’ai rencontré des journalistes espagnols. Javier Mellado travaillait pour le journal La Vanguardia. Mon mari, qui était espagnol, avait lu ce qu’ils écrivaient, c’est-à-dire n’importe quoi. Il a appris que c’étaient les Pères carmes de Goma qui leur donnaient ces fausses informations. Il m’a demandé de ne pas laisser ces gens écrire ça. C’est pourquoi il les a invités à prendre le café afin de me les présenter, sans pour autant dire que j’étais sa femme. Je leur ai dit qu’ils n’avaient pas le droit d’écrire de tels mensonges. Nous sommes alors tous partis au Rwanda en direction de l’église de Nyarubuye.

C’était en septembre-octobre 1994. Il y avait des milliers de cadavres [Nicole peine à retenir ses larmes]. J’ai vu ce que je n’avais pas pensé pouvoir voir. Il y avait des couches de cadavres. Ils étaient certainement restés longtemps sans manger. Ils étaient séchés, momifiés. C’était abominable. Et les deux journalistes qui pestaient. Il y en a un qui est venu pour me prendre dans ses bras. J’ai dit : « Ah non ! Ici maintenant tu fais ton travail, et tu le fais convenablement ! Parce que maintenant tu vas témoigner. Maintenant tu as vu ! » Et alors tandis que l’un prenait des photos, l’autre interrogeait des gens. On est resté toute la journée dans cette église à chercher partout. Il y avait des cadavres partout ! J’avais l’impression d’entendre hurler autour de cette église. Alors je me suis assise dehors tandis qu’eux sont restés dans l’Église. J’en avais plus qu’assez.

C’est alors que j’ai entendu quelqu’un derrière moi : « Comment ça va à Ganjo ? ». Ganjo, c’est ma ferme à Masisi. Je me retourne et je vois un gars. Je lui demande si c’est bien lui qui venait de me parler. Il dit : « Maman, comment ça va à Ganjo ? ». Je lui réponds : « Ça va. Mais qui tu es, toi ? ». Il m’explique que son père était mon gardien de vaches. Je lui demande : « Mon Dieu, mais toi, tu as vu toutes ces choses-là ? » Il me répond : « Oh ça, c’est rien. Ce que j’ai vu, tu ne peux même pas l’imaginer. ». Puis il a commencé à m’interroger. Mais moi, je ne pouvais plus parler. Je pleurais. J’étais malade. On a quitté cet endroit et les journalistes et moi, pendant quatre jours, nous n’avons plus pu ni parler, ni manger. C’était affreux. Je savais que ça devait arriver, mais le voir, c’est autre chose. Mais aujourd’hui, avec les Gacacas, j’ai la satisfaction de savoir qu’on les punit. Et ils sont punis par leurs propres frères ! Et ça je vous dis, chapeau Kagamé, chapeau Kagamé. Tu es un grand type !

Et maintenant, cette haine tribale, cette haine contre les Tutsi, s’est déplacée vers le Congo.

• En septembre-octobre 94, vous êtes donc avec les journalistes. Vous constatez ce qui s’est passé. Quand êtes-vous revenue ?

– Je faisais des allers-retours. Mais à la ferme, je n’y suis plus retournée. Les Interahamwe ont volé mes vaches.

• Quand ont-ils commencé à les voler ?

– En 1995. Ils prenaient 100 vaches, parfois 200.

• Vous aviez un élevage de combien de vaches ?

– Six mille vaches.

• Quand aviez-vous commencé cet élevage ?

– Je l’ai commencé en 1960. À Rutshuru et à Mugunga, des abattoirs ont été construits par le HCR au sein même des camps de réfugiés hutus. [Ces camps furent mis en place au Congo à partir de juillet 1994, après que la France se soit, une fois sa défaite annoncée, servie de l’opération Turquoise pour exfiltrer vers le Congo des Hutu ainsi que les Interahamwe. Des assassins en groupe que la France a aussitôt réarmés afin de tenter de reconquérir le Rwanda. NDLR] J’en ai des preuves écrites. Ils ont même fait venir une ONG de vétérinaires espagnols appartenant à l’organisation Veterinarios sin fronteras. Ils regardaient la viande et filtraient celle qu’ils ne jugeaient pas bonne. Nos bêtes ont été volées. Ils les faisaient transiter par l’ex-Parc Albert, à destination de tous les camps de Hutu.

• Qui précisément vous les volaient à ce moment-là ?

– Les Interahamwe. Faut pas oublier que les Interahamwe, c’étaient des Hutu qui retrouvaient des Hutu, dont leurs frères magrivistes [les Magrivistes appartiennent à la Mutuelle des Agriculteurs des Virunga, région située au Nord-Kivu. Les Magrivistes furent formés au Rwanda avec les Interahamwe afin que le génocide se fasse parallèlement au Congo et au Burundi. L’ex-gouverneur du Nord-Kivu, Eugène Serufuli, en était un. NDLR]. Alors, ils leur disaient qu’il y avait des vaches chez Merlo. Et voilà.

• Donc ils prenaient vos vaches, les amenaient dans les camps, et ces vaches étaient abattues dans les abattoirs construits par le HCR ?

– Par le HCR et Médecins Sans Frontières !

• Par Médecins Sans Frontières aussi ?

– J’ai les papiers, je vous dis !

• Avez-vous tenté de demander réparation ?

– [Rires] Oui. Ils nous ont répondu qu’ils n’étaient pas solvables.

• Qui a répondu ça ?

– Un type du HCR qui est toujours à Goma et qui, d’ailleurs, a été foutu à la porte du HCR.

• Qu’avait-il comme responsabilités à cette époque ?

– C’était lui le grand chef du HCR à Goma.

• Et Médecins Sans Frontières, vous avez eu des contacts avec eux ?

– On a parlé avec tout le monde. Mais vous savez, il y avait plus de mille personnes de toutes sortes qui travaillaient dans ces camps !

• Aujourd’hui, avez-vous tenté d’engager une procédure ?

– On a voulu faire un procès. Mais il fallait payer des millions [de francs rwandais, NDLR], ce qu’on n’a pas parce que tout notre bétail a été volé. On n’a plus rien. C’est vrai que le HCR n’est pas solvable. Si bien qu’on essaie maintenant d’obtenir des aides financières. Mais ce n’est pas le HCR qui va nous les donner.

• Vous n’avez donc jamais eu de compensation ?

– Jamais. Ni nous, ni les Congolais, ni les Congolais rwandophones. Personne !

• Le HCR peut-il dire qu’il ne savait pas d’où venait le bétail ? Qu’il ne pouvait pas savoir s’il était volé ou pas ?

– Quand vous voyez des vaches qui arrivent avec un numéro ainsi que le nom du propriétaire dessus, des vaches avec un sceau brûlé sur la cuisse ! Vous n’allez pas me dire que vous croyez que ça n’appartient à personne ? Non, là ce serait trop facile ! Tout ça était bien ordonné. On avait une coopérative. On vendait les numéros. Tout le monde savait exactement combien de vaches il y avait dans chaque ferme.

• Étiez-vous le plus grand éleveur ?

– Non, mais j’étais parmi les plus gros éleveurs.

• Les autres gros éleveurs ont-ils également été pillés ?

– Tout le monde a été pillé ! Même celui qui avait une seule vache. Tout a été pillé ; tout ! Mais les gens ne pensaient qu’à une chose, c’était passer la frontière du Congo vers le Rwanda afin de ne pas se faire tuer. J’ai dit à mon mari : « Écoute, on a tous ces Tutsi qui sont chez nous. Les vaches ont toutes été bouffées. Donc ces gens n’ont plus de vaches à garder. Il faut que ces gens reviennent ici ». C’est ainsi que nous avons loué des camions pour aller chercher des Tutsi dans le Masisi, au Congo, et leur faire passer la frontière vers le Rwanda.

• Parce que les Tutsi qui ont d’abord été en danger au Rwanda, l’ont ensuite été au Congo, en raison de la présence des Interahamwe, c’est bien cela ?

– Oui. Au Rwanda ils n’étaient plus en danger. Je suis allée voir le HCR, toutes les ONG, tout le monde. Le seul qui nous ait aidé, c’était un prêtre dont je ne peux pas dire le nom, parce qu’il a peur qu’on sache que c’était lui. Il nous a donné quelques fûts de mazout.

• Le HCR ne vous a pas aidé ?

– Non. Il s’agissait de Congolais. C’étaient des déplacés, pas des réfugiés. Ils ont refusé. Net ! Mon mari a fait venir à peu près 12.000 personnes du Congo vers le Rwanda. Il a fait un travail monstre. Je pense que c’est ça qui l’a foutu dedans. Il en a fait une dépression, il en était malade. Un jour, un Interahamwe a tiré sur lui, mais l’a raté. Il y avait, à ce moment-là, un militaire congolais qui a descendu le milicien. Une autre fois, alors que mon mari sortait de sa voiture à Goma, un militaire congolais a tiré une balle qui a ricoché sur une jante et qui l’a frôlé. C’est à cet instant précis qu’il a dit : « Non, non, moi je ne reste pas dans ce pays de sauvages ! » Il m’a quittée. Ce n’était pas un type qui était né ici en Afrique. Il m’a proposé de venir en France avec lui, car il y avait été élevé, y avait fait ses études. Je lui ai répondu qu’ici j’avais mes biens, mes terres. Je ne sais pas ce que j’allais faire là-bas. Moi, je n’ai pas fait d’études. Là-bas je n’allais être qu’un petit numéro. Tandis qu’ici, je suis madame Merlo, je sais qui je suis, tout le monde me connaît. Et pour moi c’est très fort.

• Combien de camions avez-vous affrétés en tout ?

– Cinq à six par jour, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de réfugiés.

• De quand à quand précisément ?

– Cela a duré trois à quatre mois, entre la fin 95 et le début 96. En 96, beaucoup de gens furent massacrés sur les routes du Congo. À Masisi, à Goma, sur le lac Kivu. Mais pas dans nos camions qui étaient toujours protégés par des militaires de Mobutu.

• Des témoins de la commission Mucyo certifient que, lorsqu’en juillet 94 les Interahamwe ont été exfiltrés du Rwanda avec la population, il y a eu de nouveau camps d’entraînement au Congo.

– Ça, c’est sûr. Des camps d’entraînement, il y en avait. C’est à partir de ces camps que les Interahamwe infiltraient le Rwanda.

• Comment en êtes-vous sûre ?

– Parce que j’ai interrogé des gens qui étaient dans ces camps du Congo.

• Et vous parveniez à obtenir des informations de ceux qui étaient entraînés dans ces camps ?

– Oui de ces Hutu, absolument.

• Et ils vous répondaient ?

– Oui, parce qu’ils me demandaient un service, comme le fait de passer leur femme ou leurs enfants du Congo vers le Rwanda, afin qu’ils soient en sécurité. Il faut savoir que nombre d’entre eux étaient mariés avec des Tutsi. Alors moi, je donnais mon accord en échange d’une information.

• Et quelles informations obteniez-vous auprès d’eux ?

– J’ai su, par exemple, qu’ils passaient à l’endroit où il y a les volcans et qu’une patrouille était censée traverser la frontière en se faisant passer pour une équipe de football en partance vers Rutshuru afin d’y jouer un match. En fait, ils venaient attaquer les Tutsi au Rwanda. On a ainsi eu vent de pas mal d’attaques sur la route entre Gysenyi et Ruhengeri.

• Où ameniez-vous les Tutsi congolais ?

– À la frontière située à Goma. Et alors, quand ils s’apprêtaient à la passer, je prenais tous leurs papiers, car il y avait des agents de la sécurité congolaise qui les confisquaient pour les revendre aux Interahamwe. Alors moi, je prenais leurs papiers, les cachais dans ma voiture, et ne les leur rendais que lorsqu’ils étaient arrivés au Rwanda.

• Comment faisaient-ils donc pour changer les noms sur les cartes d’identité ?

– Ils changeaient d’abord les photos. Puis ils utilisaient du Coca pour effacer les noms avant de les réécrire. Je prenais également des handicapés, des vieilles femmes qui étaient aveugles, des enfants et des hommes malades. Ceux-là, je les mettais directement dans ma Mitsubishi et je les passais.

• Et quand vous aviez passé la frontière, où alliez-vous avec eux ?

– On venait les rechercher avec des camions. Là, le HCR a commencé à travailler, à ouvrir des camps de réfugiés. Ceux que j’amenais allaient dans les camps de Kibuye et de Byumba. Et, il y a un peu plus de 15 jours, le camp de réfugiés à Bigogwe a accueilli ceux qui ont fui les combats entre les militaires de Laurent Nkunda [chef de la principale rébellion congolaise. NDLR] et ceux de Joseph Kabila [président de la République Démocratique du Congo. NDLR]. Il faut savoir que depuis que Nkunda est là, nous sommes protégés ainsi que notre bétail. Quand il y a eu cette guerre à Ngungu, un peu plus loin, là où j’avais des vaches, la première chose qu’ont faite les militaires de Kabila, c’était de piller. Ils ont pillé systématiquement. Tandis que chez Nkunda, il y a une discipline de fer. Ils sont là aujourd’hui dans le Masisi, et rien n’y est volé.

Nkunda veut protéger les déplacés et les réfugiés afin qu’ils reviennent au Masisi et qu’ils retravaillent comme avant. Car ils n’ont plus aucun endroit où aller désormais. Ils sont groupés dans des camps. Mais vous savez ce que c’est d’être réfugié dans un camp où vous ne pouvez rien faire d’autre qu’attendre les grains de riz ou de maïs qu’on vous donne ? Ils ne peuvent rien faire comme travail. Ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre ce qu’on leur donne dans la main. Ces gens n’ont aujourd’hui appris qu’une seule chose, c’est de boire et de ne rien faire. Ce sont des gens qui ont perdu la fierté d’être un homme. J’en ai vus qui sont devenus des épaves. Je les engueule souvent d’ailleurs.

• Vous les connaissiez avant ?

– Très bien.

• Comment étaient-ils avant ?

– C’étaient des gens très courageux qui faisaient de l’élevage et qui travaillaient. Quand ils se sont exilés au Rwanda, ils n’ont plus voulu retourner au Congo à cause de la guerre qui recommençait sans cesse.
Il y a 15 jours, j’ai rencontré Joseph Kabila à Goma. Il nous a reçus dans un hôtel. J’étais assise devant lui. Je venais demander la protection pour nos bêtes. Il a pris la peine de nous écouter tous. Et quand tout le monde eut fini de parler, moi je me suis levée et j’ai parlé aussi. C’était très rigolo. J’entendais des gens dire qu’il avait reçu tous les Hutu et les Tutsi, mais qu’il y avait là un blanc qu’on ne savait pas de quel côté placer. Kabila était venu nous demander de l’aider pour trouver une solution quant à la rébellion de Nkunda. On lui a répondu qu’il y a trois mois, Nkunda lui avait pourtant envoyé un cahier des charges précisant l’ensemble de ses revendications. On lui a demandé s’il y avait répondu.

• Qu’a-t-il dit ?

– Il est resté la bouche ouverte. Qu’est-ce qu’il pouvait répondre ? Il y avait parmi nous un ancien ministre qui s’appelle Kamanzi, qui a lui dit : « Vous savez, Monsieur le président, dans cinq minutes, quand on sortira d’ici, je téléphonerai à Nkunda. » Kabila a alors répondu : « Vous lui téléphonerez ? Mais alors il sera au courant de tout ce qu’on a dit ? Vous êtes donc l’homme désigné pour lui demander ce qu’il pense ! » L’ancien ministre a répondu à l’actuel président du Congo : « Je ne dois rien lui demander puisqu’il vous a envoyé lui-même son cahier des charges. C’est simple. Il vous demande que les réfugiés congolais actuellement au Rwanda puissent rentrer chez eux, et que les Interahamwe s’en aillent. Or vous n’y avez pas répondu. » Rien n’en est sorti, Kabila ayant simplement fait savoir qu’il allait étudier la question.
En fait, les tout derniers événements militaires ont été causés par le meurtre, fin novembre dernier, de ce jeune garçon tutsi, tué d’une balle dans la nuque à un barrage, par un soldat des forces armées congolaises. On a voulu aussitôt le revêtir d’une tenue militaire pour dire que c’était un soldat de Nkunda. Mais ce n’est pas vrai. Je connais bien ce garçon ainsi que toute sa famille. C’est un garçon qui travaillait dans les minerais.

• L’assassin est-il toujours en liberté ?

– Bien sûr.

• Et sait-on de qui il s’agit ?

– Mais la foule est arrivée sur les lieux sans qu’ils aient eu le temps de le vêtir de l’uniforme. Quant à l’assassin, tout le monde sait de qui il s’agit.

• Comment expliquez-vous que l’assassin ne soit pas en prison aujourd’hui ?
Il en va tout de même de la crédibilité de l’actuel gouvernement.

– Il y a un type ici qui s’appelle Mayanga. Il a volé toutes nos vaches. Il avait conclu un accord avec les Interahamwe pour la fourniture de viande aux militaires. Les Interahamwe amenaient la viande des hippopotames du parc ! On a dit qu’il allait être puni, qu’il allait être envoyé à Kinshasa. En fait il est toujours ici à Goma. Il n’a pas bougé. Alors quoi ? Alors quoi ?

• Est-ce que quelqu’un a parlé de l’assassin à Kabila lors de la récente réunion ?

– Bien sûr.

• Qu’est-ce qu’il répond à ça ?

– Il ne répond pas. Il a été éduqué en Tanzanie. C’est un garçon très calme, qui parle doucement, qui vous laisse parler. Quand il dit un mot, il le répète trois ou quatre fois et il n’y pas de grosse vérité qui sort.

• Oui, la dictature, c’est « Ferme ta gueule ! », tandis que la démocratie, c’est « Cause toujours ! » ?

– C’est cela. Le frère tutsi de ce garçon qui a été tué a pris la parole et a dit : « Monsieur le président, il ne faut pas essayer de nous faire croire que nous sommes congolais à 20%, 30% ou 50%. Nous sommes congolais à 100% ! Et nous sommes prêts à travailler. Ce n’est pas bien de nous considérer comme moindre que les autres. »

• Avant que Nkunda ne prenne Masisi, alors qu’il y avait encore les forces congolaises, y avait-il des pillages ?

– Il y avait des pillages, on tuait les gens comme de rien. Mais quand Nkunda est arrivé, il y a eu un ordre formidable. Il n’y a pas que moi qui le dis. Tout le monde le dit.

• Aujourd’hui, après avoir été pillée, vous avez redémarré votre élevage ?

– Oui, depuis six ans maintenant. J’ai aujourd’hui 600 vaches.

• Vous allez les voir régulièrement ?

– Ça fait quelques mois que je n’y suis plus retournée. Depuis qu’on m’a pris une partie de mon terrain, pourtant en pleine propriété, et que le type qui me l’a volé a dit que celui qui me descendrait recevrait 6.000 dollars. J’ai là-bas des travailleurs. J’y ai mon gérant. Il a un téléphone et vers cinq heures, il m’appelle et on parle du travail. Depuis que Nkunda est là, il me dit que rien ne disparaît. Au contraire, il me dit tous les jours combien de vaches ont vêlé. Alors j’envoie des médicaments, ce qu’il faut donner au bétail, enfin tout.

• On voit les soldats de Nkunda patrouiller ?

– Absolument. Je vais vous dire quelque chose de très rigolo. Le fils de mon premier mari habite Goma. Quand je passe devant le gouvernorat, les soldats se mettent debout et me font le salut militaire. Alors je rigole et leur dis : « Eh vous, connards, vous pensez ainsi que je vais vous donner de l’argent ? » On voit qu’ils sont contents depuis que Nkunda est là. Qu’ils sont libérés. Avant, je n’en avais jamais vu un seul me faire un salut militaire comme ça.

• Merci madame... Milaro.

Source : Menapress

Serge Farnel est écrivain et journaliste. Il est membre du comité de rédaction de La Nuit rwandaise.
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 31/03/2007