« La morale n’est pas un jeu. »
En Bosnie comme au Rwanda...
On apprend la triste nouvelle de la disparition de notre collaborateur Jean-Franklin Narodetzki.
Nous l’aurons peu connu, mais depuis longtemps, depuis le temps de son engagement pour dénoncer le crime de la « communauté internationale » en Bosnie, lors de la publication de son livre Nuits serbes et brouillards occidentaux chez l’Esprit frappeur.
Il y demandait alors explicitement l’incrimination du général Janvier. Le début d’une justice.
Légendairement, on aura entendu que Naro était parmi les « enragés » de mai 68. Enragé, il sera resté jusqu’à la fin, mais nous ne saurions dire si cela lui correspond vraiment pour rendre compte de l’ensemble de sa vie, tant il émanait de sa personne une grande douceur, une réelle attention, vraie gentillesse. Mais oui, il aura été « enragé » toute sa vie, et, pour ce sur quoi on peut témoigner ici, au moins depuis sa prise de conscience des horreurs de la « purification ethnique » en Bosnie.
Nous nous étions retrouvés ces toutes dernières années à son initiative, du fait qu’il s’attelait à essayer de comprendre le dossier rwandais et demandait de la documentation. Il voulait tout lire, et gageons qu’il a beaucoup lu. Il est aussi entré au groupe Rwanda de Survie, parce que là encore, pour le Rwanda comme pour la Bosnie, il ne suffit pas de savoir la dimension du scandale, il faut se battre pour la justice.
« Enragé », s’il l’était, ce n’est qu’au sens où il exprimait une colère essentielle contre la barbarie, assumant sans faux semblants la seule posture humaine acceptable. Il pouvait aussi manifester de l’intolérance face aux détours, toutes les bureaucraties ou les innombrables artifices rhétoriques qui permettent à quelqu’un, à des groupes ou à des organisations d’esquiver scandaleusement leurs responsabilités éthiques, éthiques et politiques, parce que pour Jean-Franklin ces deux mots ne pouvaient pas aller l’un sans l’autre.
S’il se penchait sur les horreurs qui imposent la compassion, ce n’était pas pour autant sur un registre émotionnel qu’il abordait la politique. Il incarnait une lucidité sèche, ne prenant pas le temps de verser de larmes. Après avoir combattu, en vain, le crime, il ne baissait pas les bras, et dénonçait les responsables. Tous les responsables, les nationalistes serbes ayant entraîné la Bosnie au fond de la nuit, et les « occidentaux » qui ont recouvert ce crime effroyable de leurs épais « brouillards ».
C’était l’an dernier, pour les premières Rencontres de La Nuit rwandaise, en avril 2013, que Jean-Franklin intervenait à notre demande pour dresser le rapprochement qui s’impose entre Rwanda et Bosnie : même période 1990-95, même idéologie ethniste à l’œuvre, même méthode de guerre contre les civils, même chapitre VI de la charte de l’Onu, sous lequel les troupes déployées font de la figuration, laissant les crimes se commettre sous leurs yeux – ou pire, se laissant trucider ainsi que l’auront fait dix soldats belges à Kigali, ne protégeant pas non plus le premier ministre dont ils avaient la garde, Agathe Uwulingyimana –, et les rapprochements peuvent se dresser à l’infini jusqu’au même système de justice internationale, deux tribunaux jumeaux, le TPIR pour le Rwanda, et le TPIY pour l’« ex-Yougoslavie », et un même, identique pour le coup, juge de cour d’Appel, l’abominable juge Merron, prononçant des sentences scandaleusement clémente pour les condamnés des deux juridictions lorsqu’ils font appel devant lui. Quant à la France, c’était bien le même président Mitterrand, à la direction du « domaine réservé » de la politique étrangère, qui pilotait les mêmes « conseils restreints » de ministre investis dans ces mêmes « dossiers », dont les réunions se décomposaient en deux parties, ainsi qu’en attestent les compte-rendus dont on dispose, Bosnie et Rwanda.
Même amiral Lanxade, aux côtés de Mitterrand d’abord, puis chef d’état-major des armées, même général Quesnot, à l’Elysée, mais plus encore, en Bosnie comme au Rwanda, on retrouve la même DRM, créée sur mesure par le général Heinrich pour Mitterrand, au service de sa politique de soutien intégral aux génocidaires nationalistes serbes et hutu.
On espérait que Jean-Franklin soit là pour les vingt ans de Srebrenica. Il aurait dit mieux que nous ce qui le révoltait : qu’une telle horreur, et que de telles complicités dans l’horreur, aient été possibles, là, sous les feux de l’actualité mondiale, et pire encore, qu’on escamote la vérité due aux morts, et la justice si nécessaire aux vivants, au moins pour savoir où ils sont.
Hasardons-nous à dire qu’en travaillant à promouvoir la vérité sur les crimes de l’Etat Jean-Franklin ne pratiquait rien d’autre que… son métier, combattant pour que la société dans son ensemble, ce qu’on appelle la conscience collective, s’impose cet indispensable retour au réel, dont la justice est le cadre d’échanges symboliques, où la prise en compte du réel devient effective.
On pourrait dire que c’est en tant que psychiatre, mais toujours en analyste, qu’il prenait en considération l’existence d’un fou criminel, cette société capable de commettre des crimes aussi énormes que le génocide des Tutsi ou la purification ethnique en Bosnie en totale inconscience. Jamais le psy en liberté n’aura eu la prétention de parvenir à soigner ce malade dont il ne pouvait que constater à quel point il est gravement atteint. Mais, en rigoureux moraliste – et véritable médecin –, il ne pouvait concevoir d’autre attitude que de faire tout ce qui était en son pouvoir pour porter secours.
Le premier secours à apporter à une société criminelle si manifestement inconsciente des crimes qu’elle commet par l’entremise de son Etat, c’est de mettre en lumière les responsabilités de cet Etat. Inévitablement le soucis du psychiatre aura rejoint celui du citoyen. Et c’est bien en tant que tel, en tant qu’individu face à Etat, que Jean-Franklin n’admettait aucune compromission, fidèle à la rage qu’il avait pu exprimer jeune homme contre l’Etat gaulliste, dans Nanterre l’insurgée, aux premiers jours de notre époque.
Aussi fulgurantes qu’aient pu être leurs intuitions, les étudiants de 68 n’en étaient pas moins très mal informés des crimes à grande échelle que commettait le même Etat gaulliste, à l’heure même où ils le contestaient si radicalement, que ce soit au Cameroun, où le pouvoir néo-colonial s’imposait au prix de l’extermination de parties de la population, ou au Nigeria, où la sécession artificiellement provoquée et soutenue du « Biafra » coûtera un nombre de morts encore plus vertigineux.
Pour Naro comme pour nous, il faudra attendre ces années 90, où la connaissance précise des dossiers, en Bosnie comme au Rwanda, permet de mettre à nu l’effroyable cynisme de la machine diplomatique et militaire française, et le non moindre cynisme des autres grandes nations, cet ensemble qu’on appelle communauté internationale, qui porte, dans ces deux cas, la responsabilité manifeste du crime, l’ayant encouragé, protégé, soutenu, entretenu, et appuyé dans tous les moments nécessaires, en Bosnie comme au Rwanda, avec un recours au double discours plus marqué en Bosnie, comme des degrés d’engagement infiniment supérieurs, en tout cas pour ce qui est de l’armée française, au Rwanda.
C’est face à cette nature de crimes que Jean-Franklin était particulièrement intransigeant. Les crimes de l’Etat appartiennent à tous, ils participent d’une démence collective, et l’individu comme le corps social se doit de leur faire face s’il ne veut à son tour s’y trouver englué.
Celui qu’on a enterré aujourd’hui ne pourra que manquer car le type de tranchant qu’il avait, aussi dur et précis qu’une pointe de diamant, est une qualité bien trop rare.
Il nous enseignait, en somme, que la morale n’est pas un jeu.
A lire : « Note sur la stratégie génocidaire de l’Etat Français », par Jean-Franklin Narodetzki - La Nuit rwandaise n°7, avril 2013.
Illustration : Jean-Franklin Narodetzki lors des premières Rencontres de La Nuit rwandaise, en avril 2013 (capture vidéo).
Vidéo - présentation de Jean-Franklin Narodetzki : Bosnie - Rwanda : la stratégie génocidaire de l’Etat français :
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