Linda Melvern
Il se peut que l’on ne sache jamais qui a abattu l’avion Mystère Falcon durant la nuit du 6 avril 1994 à 20h25 dans le ciel de Kigali. Deux présidents africains, Juvenal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi, ont été assassinés cette nuit-là et presque aussitôt, alors que l’avion fumait encore dans le jardin présidentiel, la promesse d’une enquête internationale fut faite par l’ONU. Il était impératif de trouver les responsables.
Aucune enquête internationale n’a jamais eu lieu. L’organisation de l’aviation civile internationale (OACI) n’a pas considéré l’attaque sur l’avion comme étant de son ressort. L’avion appartenant à l’état naviguait au-dessus de son propre territoire, par conséquent il n’était pas sous la responsabilité de la convention internationale de l’OACI. Le seul soupçon d’intérêt qui se manifestera lors d’une réunion du Conseil de l’OACI viendra d’une demande de la Belgique. L’attaque sur l’avion était en effet à l’ordre du jour du conseil de l’OACI, le 25 avril 1994, et le compte-rendu révèle que le Président du conseil a alors suspendu toute considération supplémentaire jusqu’à ce que la Belgique puisse fournir des éléments d’information. Or, jusqu’à ce jour et bien que la Belgique ait été l’un des gouvernements les mieux informés sur ce qui se passait au Rwanda, ni la Belgique, ni aucun autre gouvernement n’auront fourni d’information. Au contraire, le mystère s’approfondit. Il y aura eu en revanche pléthore de rumeurs et de suppositions sur les organisateurs de l’attaque ou sur les exécutants des tirs de missiles, sur la manière dont les assassins auront profité de l’obscurité pour quitter les lieux du crime.
Une théorie selon laquelle des soldats des Forces Armées Rwandaises (FAR) auraient abattu l’avion a été rapportée presque immédiatement. Dans les services de renseignements de l’armée belge (SRG), une enquête a été ouverte à la suite d’une série de rapports secrets d’agents belges révélant ce que tout le monde semblait penser, à savoir que le colonel Theoneste Bagosora, qui a pris le pouvoir dans le chaos qui s’ensuivit, était responsable de l’attentat. Cela viendrait en soutien de l’accusation devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) où, en novembre 2005, Bagosora a été accusé d’être directement responsable de l’attaque de missile. Selon le procureur du TPIR, Bagosora, en tant qu’ancien commandant du bataillon antiaérien, connaissait bien les trajectoires des vols et les procédures d’approches des avions à l’aéroport.
En 1994, à Kigali, les services belges avaient deux informateurs, le premier était en contact avec un ancien ministre rwandais, le deuxième était un haut officier des FAR. Ces informateurs ont déclaré que Bagosora était à l’origine de l’attaque. Dans un rapport destiné à leurs supérieurs, les agents écrivent : « ...tout porte à croire que les instigateurs font partie de la faction des Bahutu au sein de l’armée rwandaise, et c’est étrange... [cela] nous pousse a croire que les événements ont été prémédités ». Ils notent également que moins d’une demi-heure après l’accident de l’avion, et bien avant son annonce officielle à la radio, « la purification ethnique » avait commencé à l’intérieur du pays et a été poursuivie de façon brutale selon des listes préétablies. Le groupe responsable de ceci gravitait autour de l’entourage de la femme du Président, dont les frères et les cousins étaient devenus de hautes autorités ou des dignitaires du régime. « Ces hauts personnages ont été impliqués dans la terreur et l’argent et il leur était difficile d’abandonner leurs privilèges », affirme le rapport.
Les États-Unis avaient également des renseignements. Un paragraphe d’un document déclassifié du Département d’État, du 18 Mai 1994, adressé au sous-secrétaire d’État, George Moose, dit : « Qui a tué le Président ? Il se peut que les assassins des présidents Habyarimana et Ntaryamira ne soient jamais connus. La boîte noire de l’avion a été probablement récupérée par des officiels du gouvernement rwandais qui contrôlaient l’aéroport au moment de l’attentat ou, selon des rapports non confirmés, par des militaires français qui, plus tard, ont pris le contrôle de l’aéroport et ont récupéré le cadavre du pilote français [et des autres membres de l’équipage] de l’avion ».
Des renseignements concernant cet attentat sont également parvenus entre les mains de la journaliste Colette Braeckman, responsable de l’Afrique pour le journal belge Le Soir. A la mi-juin 1994, elle recevait une lettre d’une personne nommée « Thadée », qui disait être chef de milices à Kigali. Il disait que deux membres du Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction (DAMI) avaient lancé les missiles pour le compte du parti Hutu power, le CDR (Coalition pour la Défense de la République). Seuls quatre membres de la CDR étaient impliqués. Ceux qui ont tiré les missiles portaient des uniformes de l’armée belge volés à l’Hôtel Méridien. Des membres de la Garde Présidentielle les ont vus en train de partir de la colline Masaka d’où les missiles ont été tirés. Les missiles étaient portables, probablement des SAM d’origine soviétique. Braeckman a rapporté que dans les trois jours qui ont suivi l’attaque des missiles environ 3 000 habitants du secteur de Masaka ont été assassinés. L’universitaire français Gérard Prunier, un expert de la région des Grands Lacs, a parlé d’hommes blancs sur la colline de Masaka le soir du 6 avril. Prunier suppose que des mercenaires pourraient avoir été recrutés pour abattre l’avion. Si de tels mercenaires étaient impliqués, Prunier pense que le mercenaire français Paul Barril les connaîtrait.
La présence au Rwanda d’un mercenaire français, le capitaine Paul Barril, ajoute en effet une dimension supplémentaire au mystère. Barril a été vu à Kigali, fin 1993, disant aux gens qu’il avait été embauché en tant que conseiller de Habyarimana. En tant qu’ancien numéro deux du Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN), il a participé à la création d’une cellule anti-terroriste à l’Elysée aux ordres du Président Mitterrand. Barril avait ses propres entreprises de sécurité et travaillait pour Habyarimana depuis 1989, pour lequel il avait réorganisé les services de renseignements internes de la Garde Présidentielle. Barril a dit qu’il était à Kigali le 7 avril. Il revendique par ailleurs d’être proche du juge anti-terroriste parisien, Jean-Louis Bruguière, lequel a récemment publié un rapport où des exilés rwandais, déclarant être des anciens soldats du Front patriotique rwandais (FPR), disent avoir participé à l’attaque de missiles sous les ordres du Président Paul Kagame.
Cependant, il existe d’autres témoignages, telles les fascinantes confessions de Jean Kambanda au TPIR. Premier Ministre du gouvernement intérimaire, Kambanda déclare que le Président Sese Seko Mobutu du Zaïre (devenu la République Démocratique du Congo) avait averti Habyarimana de ne pas aller à Dar-es-Salaam le 6 avril. Mobutu disait que l’avertissement venait d’un très haut responsable de l’Elysée. Il y avait un lien, selon Mobutu, entre cet avertissement et le suicide, à l’Elysée, de François de Grossouvre, le 7 avril, après avoir entendu parler du crash de l’avion. Celui-ci était l’un des conseillers aux affaires africaines de François Mitterrand.
Un autre événement notable s’est produit pendant la nuit suivant l’attentat lorsque deux officiers de la mission militaire d’assistance française au Rwanda ont approché Roméo Dallaire, le Lieutenant-Général canadien commandant la MINUAR (la force des casques bleus). Ils lui ont alors offert une aide spécialisée pour mener une enquête sur le tir de missiles. Ils ont dit qu’une équipe technique militaire française était immédiatement disponible, à Bangui, capitale de la République centrafricaine, à six heures de là. Dallaire a repoussé leur offre, expliquant que ce qui s’imposait, c’était une enquête internationale. Cette même nuit, Dallaire envoyait des casques bleus pour inspecter l’épave de l’avion, mais ceux-ci furent empêchés d’y accéder par la Garde Présidentielle. Dallaire a également envoyé des casques bleus à l’endroit d’où les missiles avaient été lancés. Rien n’a été trouvé. Il fallut attendre le mois de mai pour que l’ONU puisse enfin accéder à l’avion. Dallaire apprendra par la suite que la RTLM, la radio du Hutu Power, avait ausssitôt diffusé l’information selon laquelle les responsables de la mort du Président étaient du FPR, et que, de plus, les troupes belges de l’ONU avaient participé au complot. Cette histoire s’était répandue comme une traînée de poudre et Dallaire décrira ultérieurement comment elle a été diffusée répétitivement. Rien n’a été fait pour empêcher ces émissions. La matinée du 7 avril, dix casques bleus belges furent assassinés, lynchés par des soldats rwandais à qui l’on avait dit qu’ils faisaient partie du complot.
Plus récemment, un nouveau témoin crucial qui n’avait jamais été entendu auparavant fit son apparition. En mai 2006, Collette Braeckman a rencontré un contrôleur aérien de Kigali qui avait été dans la tour de contrôle le soir de l’attentat. Il donnera une description détaillée des événements concernant la façon dont l’avion présidentiel avait approché la piste et comment trois missiles avaient été tirés de la colline de Masaka. Cette information remet en question les informateurs rwandais de Bruguière qui ont déclaré que deux missiles avaient été tirés. Selon ce contrôleur de la navigation aérienne, il était la seule personne à connaître l’heure exacte de l’arrivée de l’avion, et il a donné cette information au commandant de l’aéroport, Cyprien Sindano, un membre de la CDR, le parti extrémiste Hutu Power.
La persistance du secret alimenté par les pays occidentaux, la rétention d’informations, et l’échec à conduire une enquête internationale, sont choquants. On pourrait apprendre beaucoup si une évaluation sérieuse était faite des renseignements disponibles. Au contraire, on reste avec des on-dit, des rumeurs, des suppositions et des dissimulations et il se peut que l’on ne sache jamais ce qui s’est réellement passé cette nuit-là.
Traduction : Charlotte Welsh
Linda Melvern est l’auteur de Conspiracy to Murder (Verso, 2001, nouvelle édition mise à jour en 2006) et de The Rwandan Genocide A People Betrayed. The role of the West in Rwanda’s genocide (Zed Books, 2000).
Elle est consultante au Tribunal d’Arusha, et Professeur Honoraire au Département de Politique Internationale de l’Université du Pays de Galles, à Aberystwyth.
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