Occident et Afrique : deux types de solidarité, deux formes de démocratie

André Twahirwa
5/03/2020

André Twahirwa

« Ce n’est pas seulement pour vivre ensemble, mais pour bien vivre ensemble, que l’on crée un État. »
Aristote

La solidarité (du latin solidaritas, de solidus, « consistant ») est, sans aucun doute, une des valeurs universelles cardinales.

Mais l’universalité n’est pas synonyme d’unicité : universalité du principe mais diversité dans l’incarnation effective et dans la hiérarchisation de valeurs selon le contexte spatio-temporel, historique et culturel.

II y a donc solidarité et solidarité. Et l’on peut distinguer deux types de solidarité :

 la solidarité « verticale », centrée sur le JE. Tel est le cas en Occident, nettement individualiste, d’un individualisme qu’amplifie une urbanisation proche de 80 % aujourd’hui ;

 la solidarité « horizontale », centrée sur le NOUS. C’est le cas en Afrique (noire), clairement sociale, l’Afrique du Nord étant une entité à part, tournée vers la Méditerranée plus que vers le sud du continent - ou se concevant elle-même comme telle.

On peut parler aussi de « départage » et de « partage ».

L’écrivain français Michel Serres place dans la dernière section, « Éduquer », de son roman Le Tiers-Instruit (1991), le récit d’une partie de football (américain) entre « insulaires » du Pacifique. Les « naturels » jouent jusque tard dans la nuit, jusqu’à ce qu’il y ait « égalité » (huit à huit) : « il ne faut ni vainqueur ni vaincu  », disent-ils aux marins américains de retour de la Seconde Guerre mondiale et qui leur avaient appris le jeu. Pour les GI, il faut « départager » les deux équipes : « Une partie s’achève quand une équipe gagne et que l’autre perd, et seulement dans ce cas-là ! Il faut un vainqueur et un vaincu ».

La morale du récit est claire : « Nous ne comprenons pas cela qui n’est ni juste ni humain, puisque l’une l’emporte sur l’autre. Alors nous jouons le temps du jeu que vous nous avez appris. Si à la fin le résultat se trouve nul, la partie s’achève sur le vrai partage » disent-ils aux marins interloqués et qui finissent par se demander, en quittant l’île, s’ils ont vraiment gagné la guerre à Hiroshima ?

Ce récit en dit long sur l’opposition entre deux types d’attitude (dominante) dans les relations individuelles et/ou collectives : l’esprit de « partage », celui des insulaires, qui est inscrite dans l’ADN du peuple dans un pays comme le Rwanda, foncièrement social, et l’esprit de « départage », celui des GI, qui caractérise la vie sociale et politique dans un pays comme la France, fondamentalement individualiste. Il s’agit évidemment de dominantes, de ce que des sociologues appellent la « mentalité de base », et, sur un continuum, chaque aire de civilisation, chaque région du monde ou chaque pays est plus ou moins proche de l’un ou l’autre pôle ou type de solidarité.

A ce propos, il est intéressant de comparer les héritages culturels en ce qui concerne la solidarité. En effet, à chaque type de solidarité correspond une forme de démocratie, de « pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple » : société à dominante verticale ou société à dominante horizontale, dans un cas comme dans l’autre, le rôle de tout dirigeant est de se saisir de l’héritage culturel national et de l’amplifier en s’en servant comme socle pour bâtir de solides institutions destinées à organiser et optimiser le vivre ensemble, ici et maintenant : « Ce n’est pas seulement pour vivre ensemble, mais pour bien vivre en semble, que l’on crée un État. » (Aristote).

LES DEUX TYPES
DE SOLIDARITÉ

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SOLIDARITÉ « VERTICALE » OU DÉPARTAGE

État Providence (redistribution des revenus, protection sociale et autres allocations dispensées d’en haut, par L’État) ; corps intermédiaires (syndicats, ONG et autres associations « sans but lucratif ») dont les actions sont essentiellement dirigées vers l’aide aux autres à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, sur le même modèle pyramidal que l’État Providence. Il s’agit de la solidarité propre aux sociétés du JE. C’est le cas en Occident, à des degrés divers selon les pays et, de façon manifeste et institutionnalisée, dans un pays comme la France, pays du « départage ».

En France, la solidarité horizontale porte le nom de fraternité : la fraternité, la troisième et dernière composante de la devise de la République française (Liberté/Égalité/Fraternité), et qu’on retrouve dans le premier article de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme adoptée à Paris en 1948 par les 58 États alors membres de l’ONU, dont seulement 4 pays africains (Afrique du Sud, L’Égypte, l’Éthiopie, Liberia) :

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Si l’on entend de plus en plus parler de « solidarité », c’est au sujet de l’action des associations comme Les Restos du cœur, qui reprochent à l’État de ne plus remplir suffisamment son rôle de régulateur social au nom de la « fraternité ».

Et le monde associatif semble avoir le vent en poupe : le nombre d’associations actives doit avoisiner 1,3 million, 46 % des Français âgés de plus de 18 ans adhèrent à une association, soit 23 millions d’adhérents ; 32 % des Français exercent une activité bénévole, soit 16 millions de bénévoles. Ces chiffres sont de 2012 mais ils ne doivent pas avoir beaucoup bougé. Ils sont fournis par le Centre Nationale de la Recherche Scientifique dans une étude intitulée Quelques repères sur les associations en France aujourd’hui (2012), où il est précisé : «  La contribution des associations à la décision démocratique, à la cohésion sociale, au bien-être des personnes et à l’animation des territoires est évidemment première par rapport à leur rôle économique  ».

Mais c’est pour tout de suite tempérer cet enthousiasme : 1 800 000 personnes exercent une activité salariée dans une association ; ensuite et surtout, les présidents et plus généralement les dirigeants élus sont le plus souvent des hommes, des seniors issus des classes moyennes et supérieures.

Ainsi, dans une société de départage, le monde associatif a, lui aussi, un fonctionnement vertical : les actions initiées et conduites par quelques-uns sont essentiellement dirigées vers l’aide aux plus précaires à l’intérieur (pour les associations surtout) et/ou à l’extérieur (pour les ONG) du pays. Associations et ONG bénéficient des subsides des pouvoirs publics (gouvernement et collectivités locales) et autres organisations intergouvernementales (Union européenne…) ; d’où d’ailleurs le manque d’indépendance et l’instrumentalisation qu’on leur reproche souvent, et souvent à juste titre.

Dans tous les cas, le secteur associatif reste marginal : son action se limite à un secteur précis et vise uniquement à pallier les manques de l’État - un peu comme les fondations philanthropiques aux États-Unis - et son poids de quelque 70 milliards d’euros ne pèse rien face à celui de la seule protection sociale, qui coûte plus de 400 milliards d’euros par an.

C’est à ce modèle de solidarité verticale que renvoient la vie politique ou sociale et son modèle pyramidal, l’économie (capitaliste), l’organisation de l’Église, de l’Église catholique notamment, ou encore le fonctionnement de la « Communauté internationale ».

Il s’agit du modèle libéral que l’Occident a l’outrecuidance de présenter, à cause de la défaite des démocraties « populaires » et du bloc communiste ; à la fin la Guerre froide, comme LE modèle universel.

SOLIDARITÉ « HORIZONTALE » OU PARTAGE

L’autre type de solidarité, fort méconnu, est centré sur le groupe, la communauté. La vertu cardinale est le partage, l’Ubuntu.

À propos d’Ubuntu, une anecdote circule sur le net depuis plusieurs années :

Un anthropologue a proposé un jeu à des enfants d’une tribu d’Afrique australe. Il a posé un panier plein de fruits sucrés près d’un arbre et a dit aux enfants que le premier arrivé remportait le panier. Quand il leur a dit de courir, ils se sont tous pris par la main et ont couru ensemble, puis se sont assis ensemble profitant de leurs friandises. Quand il leur a demandé pourquoi ils n’avaient pas fait la course, ils ont répondu «  Ubuntu  », comment peut-on être heureux si tous les autres sont tristes ?

L’Ubuntu est souvent défini par la formule « TU es donc JE suis » (à comparer au « Je pense donc JE suis » de Descartes).

La solidarité horizontale (vs solidarité verticale) a évidemment des manifestations linguistiques. Deux ou trois exemples à la fois simples et frappants : les locatifs pluriels iwacu, iwanyu, iwabo (littéralement : là de nous/de vous/d’eux) du kinyarwanda signifient respectivement « chez nous/chez moi », « chez vous/chez toi », « chez eux ou elles/chez lui ou elle ». Il s’agit d’un chez-soi partagé, le singulier étant réservé au chef de famille iwanjye « chez moi », iwawe « chez toi », iwe « chez lui » et, au pays d’un Parlement à 64 % féminin, de plus en plus, « chez elle ».

De même, dans le champ lexico-sémantique de la parenté, nous avons par exemple data wacu, mama wacu,… (Littéralement : « Le père de nous ; la mère de nous… »). qui signifient « Mon oncle paternel/Notre oncle paternel » ou « Ma tante maternelle/Notre tante maternelle »... c’est-à-dire l’oncle ou la tante « partagé(e) » par la fratrie et la fratrie au sens large, qui inclut les cousines et cousins « parallèles » de la famille, elle-même élargie.

Cette valeur de partage se retrouve tout naturellement aussi dans les proverbes ou dictons comme « Nta mugabo umwe »/Nta mugabo wigira » (Il n’y a pas de courageux, seul/il n’y a pas de courageux qui se suffit »). Ou encore « Umugabo ni uwagarukiye undi » (Le courageux est celui qui s’est retourné pour aider l’autre, pour le sauver par exemple sur un champ de bataille...).

La solidarité horizontale est une solidarité entre « voisins », plus ou moins proches, à l’occasion d’événements majeurs de la vie privée (funérailles, mariage ; culture des champs et autres travaux communautaires…) mais aussi dans la vie de la cité en ce qui concerne par exemple la justice ou la sécurité, mais aussi l’économie, une économie sociale et solidaire avec la multiplication des coopératives notamment. Il s’agit de la solidarité propre aux sociétés du NOUS. Et tel est le cas en Afrique (noire), à des degrés divers selon les pays et, de façon manifeste et institutionnalisée, dans un pays comme le Rwanda, le pays du « partage ».

C’est à ce modèle de solidarité horizontale que tout renvoie : solidarité dans la vie sociale et économique, une économie avec une large composante « sociale et solidaire », dans la vie politique et le modèle étatique : dans les sociétés du NOUS, le rôle de l’État, avec la participation maximale de la population, passant au second plan.

Dans la religion rwandaise, l’Imana, le Dieu unique, n’est l’objet d’aucun culte qui serait organisé par une Église : le seul culte, le culte de Ryangombe, fait penser aux nouvelles églises dites « évangéliques » (plus de 400 officiellement enregistrées), dont le succès est sans doute dû à leur dimension communautaire : de petits groupes se partagent tout au quotidien, au-delà de la prière. Si elles poussent comme des champignons et attirent des fidèles catholiques ou anglicans en masse, c’est d’abord parce qu’elles sont le lieu d’une solidarité « horizontale » dans la tradition rwandaise, contrairement au fonctionnement pyramidal des églises classiques.

Sociétés à dominante verticale ou société à dominante horizontale, à chacun de ces deux types de sociétés correspond une forme de démocratie.

LES DEUX FORMES
DE DÉMOCRATIE

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DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE

Dans une société à solidarité verticale, l’individualisme est au cœur de la vie privée, de la vie professionnelle et sociale mais aussi de la vie publique. Le « départage » est la règle d’or : dans le « struggle for life », il faut un vainqueur et un vaincu, même si l’on doit « tuer » l’autre en l’humiliant même par des « coups au-dessous de la ceinture ».

Dans le domaine politique, c’est le triomphe de la démocratie à (dominante) représentative, une démocratie faite d’opposition frontale et d’affrontement radical, un affrontement souvent violent et érigé en norme. Les campagnes électorales sont des moments d’exacerbation d’une confrontation idéologique autour des valeurs (liberté, égalité, fraternité) entre « la gauche » et la « droite », entre les « progressistes » et les « conservateurs ».

Après les élections, la constitution d’un gouvernement d’union nationale est une gageure. Un plan à (très) long terme est difficile, voire impossible à mettre en place : à peine élu, le parti majoritaire pense aux élections suivantes ; obnubilés par l’alternance, les vaincus s’opposent systématiquement, quitte à saper l’action de la majorité, et vont même jusqu’à promettre de défaire ce qui est en train d’être mis en place. Une fois les élections passées, les citoyens se mettent à compter les points à travers de trop fréquents sondages, en attendant la fin du mandat en cours et les élections suivantes. Pour la très forte majorité d’entre eux, en tous cas.

Il va de soi que, dans ce type de configuration politique, le multipartisme d’opposition ainsi que les contre-pouvoirs sont nécessaires, voire indispensables, au fonctionnement démocratique du pays : sans eux, il serait inévitablement livré à l’arbitraire de ses dirigeants. Mais le multipartisme s’organise toujours dans un esprit de compétition et non de dialogue dans la recherche du consensus ; d’où l’émiettement du paysage politique avec quelque 408 formations politiques officiellement déclarées en 2013 (une année après les Présidentielles de 2012) et une dizaine de partis qui occupent la scène médiatique et remportant des succès aux élections nationales [1].

Et toujours dans un antagonisme exacerbé entre les deux « partis de gouvernement » [2], qui ne parviennent guère à se mettre d’accord, même sur l’essentiel.

Et il en est de même dans la vie syndicale avec un syndicalisme dispersé (cinq confédérations pour les 7 % ou 8 % des salariés français syndiqués) et fait de revendications, rarement de propositions.

Le paysage médiatique est, lui aussi, très émietté et de plus en plus animé par la loi libérale du marché, la loi l’offre et de la demande de l’information, devenue spectacle dans beaucoup de médias ; d’où la course à l’information et au scoop ; d’où aussi la polémique souvent virulente destinée à pimenter les débats, à faire monter les enchères. Cet affrontement est d’autant plus radical que le PAF (le paysage médiatique français) n’échappe pas à la division bipolaire « gauche vs droite » ; en effet, en dehors des journaux et magazines spécialisés, la presse est politique et partisane : il y a une « presse de gauche » et une « presse de droite ».

Dans une démocratie représentative, l’alternance et (donc) l’élection sont au cœur de la vie de la cité, le vaincu d’hier ne rêvant que d’une chose : prendre sa revanche. La participation réel du peuple dans le jeu démocratique (du pouvoir PAR le peuple) est très limitée et se réduit donc presque uniquement au droit de vote :

« le simple citoyen, qui est un vrai démocrate, se fait, en silence, un jugement sur le gouvernement de son pays et, lorsqu’il est consulté, à dates régulières, pour l’élection d’un député par exemple, exprime son accord ou son désaccord. Après quoi, comme il est normal et sain, il retourne à ses préoccupations personnelles qui ont leur grandeur, ne serait-ce que par ce qu’elles ont de nécessaire, non seulement pour chaque individu, mais pour la société. » [3]

L’auteur de ces propos, Michel Debré, a été premier Premier Ministre de Charles de Gaule, de 1959 à 1962, et est considéré comme « le père de la Constitution » française actuelle.

Le pays risque donc de verser dans l’assistanat et dans la professionnalisation en politique : une classe de politiciens de métier risquent d’accaparer le pouvoir et d’en verrouiller l’accès : « Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques... » écrivait J. J. Rousseau [4].

Les mass media, les syndicats étant eux-mêmes politiques et en tous cas partisans, l’exercice de la démocratie risque de se réduire à l’organisation du suffrage universel.

Avec, comme corollaire, le sentiment d’exclusion de la majorité dite « silencieuse » et l’abstentionnisme, un abstentionnisme qui peut friser ou dépasser les 40 % [5]. Autre risque : du fait que l’élection est au centre du système, le clientélisme et les surenchères électorales avec des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ».

Seule l’élection présidentielle échappe à la règle : depuis 1962, elle se fait au suffrage universel direct et elle constitue le plus fort moment de la vie démocratique du pays. Mais cette présidentialisation ne fait qu’accentuer le caractère pyramidal du pouvoir, à telle enseigne que l’on en est venu à parler de « monarque républicain » pour désigner l’hôte de l’Élysée.

DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE

Dans une société à solidarité horizontale, la vie sociale est centrée sur le groupe, la communauté. Le « partage » est la règle d’or. Dans le domaine politique, la démocratie (à dominante) participative est celle qui correspond le mieux au bon fonctionnement de ce type de sociétés : une série de dispositifs sont mis en place pour permettre aux citoyens - TOUS et TOUTES - de participer aux décisions engageant la vie de la cité et d’être des acteurs, à part entière et à plein temps, de leur destin.

Au Rwanda, dans le domaine de la justice, on connaît les juridictions populaires, dites Gacaca (prononcer Gatchatcha) : plus de 12 000 tribunaux communautaires ont effectué plus de 1,2 millions de jugements de présumés génocidaires à travers le pays en quelque 8 ans, entre 2005 et 2012, année de leur fermeture officielle.

Depuis 2004, grâce au dispositif «  Abunzi  » (« réconciliateurs »), des médiateurs sont appelés à résoudre rapidement les petits litiges fonciers et familiaux qui naissent au sein des communautés locales, ce qui permet un désengorgement des tribunaux et une réduction de frais de justice.

L’armée elle-même est une armée citoyenne, qui participe à la construction des infrastructures et autres projets visant à réduire la pauvreté en (re)construisant par exemple des maisons pour des familles pauvres sinistrées, en participant au dispositif «  Girinka  » (une vache par famille pauvre) ou encore en aidant les familles précaires à payer la mutuelle de santé, obligatoire, comme le font les autres citoyens dans le cadre du « village » (entité administrative de base).

Aujourd’hui, on décompte dix dispositifs « localement conçus » mis en place et la liste est ouverte.

Loin de tout positionnement idéologique de type « gauche vs droite », le partage et la recherche du consensus dans le dialogue sont des principes fondamentaux.

Au Rwanda, l’État «  s’engage à se conformer aux principes fondamentaux suivants et à les faire respecter : […] partage équitable du pouvoir ; […] recherche constante de solutions par la voie du dialogue et du consensus » rappelle l’Article 10 de la Constitution de 2003, révisée en 2015.

Et au sein des instances représentatives ou exécutives, des dispositifs constitutionnels ou législatifs sont mis en place pour permettre la participation du plus grand nombre et particulièrement des catégories habituellement défavorisées : les femmes mais aussi des handicapés ou d’autres minorités sociales ou politiques.

Le multipartisme, lui-même, s’organise « naturellement » dans un cadre de partage, dans le cadre d’un front républicain destiné à mobiliser toutes les énergies, toutes les composantes de la nation pour le bien commun (la « res publica »).

Dès lors, non seulement un gouvernement d’union nationale est possible, mais les « Forces vives de la nation » (armée, ONG religieuses ou laïques, syndicats, coopératives, secteur privé…) se doivent d’être associées aux divers projets qui concourent à la réalisation de programmes à long terme (« Vision 2020 » et « Vision 2050 »), lesquels sont favorisés par le partage du pouvoir.

Les libertés individuelles ne sont pas brimées : elles sont simplement inséparables des libertés collectives. En effet, la liberté de chacun n’a de sens que si elle est mise au service de l’autre, le bonheur individuel étant à ce prix : « être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres [6] ».

La liberté de la presse n’échappe pas à la règle. Une charte de déontologie définit les droits et les devoirs du journaliste. Et dans les limites fixées par la loi, le journaliste est libre de s’exprimer. Sauf que la polémique virulente et surtout les noms d’oiseaux ne font pas partie de la norme de la culture rwandaise.

Oui aux critiques et confrontations, mais dans le respect (ton et teneur des propos) de l’autre, qu’il ne faut jamais chercher à humilier. Il en est ainsi des débats en général à commencer par les débats au Parlement.

Les risques majeurs dans ce type de démocratie ? L’on pourrait craindre que l’urbanisation galopante ne vienne saper la solidarité « traditionnelle » dans ses fondements. Mais « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » : le partage est bien inscrit dans l’ADN national.

Tellement bien ancré dans l’âme du peuple qu’il a résisté à un siècle de colonisation et au génocide, qui aurait pu sonner le glas de la nation rwandaise. Le principe de la démocratie participative est sans doute la vertu des citoyens, la vertu de tous les citoyens - et non seulement la vertu de ceux qui gouvernent ou qui sont appelés à gouverner - appelés à contribuer, ensemble et « de pair à pair », à la res publica, au service du bien commun.

La bonne gouvernance - c’est-à-dire l’efficacité des politiques publiques POUR le peuple - est donc au cœur de la vie de la cité.

Dès lors, le risque majeur serait une mauvaise gestion des outils de la bonne gouvernance et garde-fous institutionnalisés : l’Ombudesman, dont le rôle est de combattre la corruption par l’éducation, la prévention et l’application de la loi, et surtout le Rwanda Governance Board (RGB), un organisme autonome qui joue le rôle de réflexion, d’évaluation et de contrôle de la qualité réellement démocratique des politiques publiques.

Il faut donc consolider le modèle endogène et le faire évoluer de peur que le pays ne cède de nouveau aux attraits du modèle aujourd’hui mondialement dominant de la démocratie représentative, qui n’est pas adaptée à l’ADN culturel rwandais : les deux premières républiques l’avaient adoptée, sans l’adapter, avec les résultats et les conséquences que l’on sait.

LE MEILLEUR DES DEUX SYSTÈMES ?

C’est évidemment à la démocratie libérale que pense Winston Churchill quand il déclare : « La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous » ou « le pire des régimes, à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé ».

Il s’agit du modèle «  occidental  », qui se présente aujourd’hui comme « LA démocratie », la seule et unique forme de démocratie : l’Occident a la mission de démocratiser le reste du monde.

Pierre Mendès-France, un des grands hommes politiques français contemporains, rappelle et précise en quoi ce système peut être mauvais :

« La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans.

Elle est action continuelle du citoyen non seulement sur les affaires de l’État, mais sur celles de la région, de la commune, de la coopérative, de l’association, de la profession. […]

La démocratie n’est efficace que si elle existe partout et en tout temps. » [7]

Tout en soulignant les défaillances du modèle libéral, le grand homme politique français, semble faire, a contrario et en filigrane, l’éloge du modèle participatif propre aux sociétés du partage.

En effet, en dehors du modèle grec de la « démocratie directe », difficile à appliquer, voire inapplicable, et pas seulement à l’échelle des grandes nations, le modèle participatif est celui qui permet au peuple, le plus large possible, d’exercer le plus possible les pouvoirs de gouvernement les plus étendus : c’est le « PAR le peuple », qui différencie les différentes formes de démocratie.

Mais, si supériorité il peut y avoir, c’est seulement dans l’absolu et sur le papier. « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », c’est-à-dire celui qui traite l’autre d’inférieur et de sauvage à civiliser, écrivait en 1961 le grand Claude-Lévi Strauss [8] : pour le grand anthropologue structuraliste, chaque modèle est un tout avec ses qualités et, en miroir, ses défauts.

Donc, ni sentiment de supériorité, qui enferme(rait) l’Occident dans une vision ethnocentriste et évolutionniste, née avec le colonialisme, ni complexe d’infériorité, qui s’érige(rait) un plafond de verre pour l’ex-colonisé.

« À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais  [9] » : il ne s’agit pas de démocratiser l’Autre différent mais, en toute humilité et objectivité, de moderniser son propre modèle démocratique, c’est-à-dire de l’améliorer et de l’adapter à un contexte qui ne cesse de changer.

Développement et Culture (avec grand C, au sens de « valeurs partagées ») sont indissociables.

On ne bâtit pas sa maison sur du sable. Mais sur un roc : elle résistera ainsi aux vents, aux pluies et aux torrents.

C’est pourquoi, la souveraineté des peuples est inscrite dans la Charte des Nations unies de 1945 et réaffirmée dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Chaque peuple doit pouvoir rester maître de son destin et acteur de son avenir. En effet, la solidarité internationale véritable, le bon vivre ensemble entre les peuples, est à ce prix.

LE PARTICIPATIF COMME
MODÈLE POUR L’AFRIQUE

Dans un monde de plus en plus globalisé, chaque peuple doit avoir sa place dans le concert des nations : il doit donner et recevoir, apporter et prendre sa part au « rendez-vous du donner et du recevoir », à la fabrique du métissage culturel inévitable mais qui doit se faire seulement en fonction de ses besoins réels et en adéquation avec ses valeurs fondamentales.

Le Rwanda d’après 1994 a ainsi repris des éléments du modèle institutionnel occidental (les trois pouvoirs, le multipartisme...) hérité de la colonisation mais le « partage » du pouvoir est inscrit dans la Constitution de 2003, révisée en 2015.

En France, le financement participatif (une sorte de « tontine » à l’occidentale) et les percées de l’économie collaborative (de « pair à pair ») ou de l’économie sociale et solidaire peuvent être considérés comme relevant du modèle social du NOUS.

Dans le champ politique, depuis 2014, la commune de Saillans, petit village de la Drôme, fonctionne comme une démocratie participative avec un certain succès [10] : les édiles gagneraient en temps et en efficacité en s’inspirant de ce qui se fait dans un pays comme le Rwanda.

Mais, même si les responsables politiques parlent d’inoculer une dose de démocratie participative dans la vie citoyenne, ce type d’innovation reste à la marge de la société occidentale et ce sont des activistes de mouvements minoritaires tels que Nuit debout, le Cran, les Désobéissants, Génération précaire… qui occupent le devant de la scène médiatique : leur objectif est de donner davantage de pouvoir aux citoyens, qu’ils estiment exclus du modèle représentatif.

En effet, la greffe et l’inculturation sont plus faciles si donneur et receveur appartiennent au même génotype culturel, et les pays au même type de solidarité.

C’est ainsi que le concept des « Primaires », importé des États-Unis, a pu prendre en France : beaucoup de succès des « Primaires de la gauche » en octobre 2011 avec 2.8 millions de votants et, encore plus pour les « Primaires de la droite et du centre », en novembre 2016, avec 4,3 millions de votants au second tour.

De la même façon, la démocratie participative à la rwandaise est, mutatis mutandis, « exportable » dans les pays d’Afrique noire. L’Umuganda, ou travaux communautaires, se pratiquerait déjà dans certaines capitales ouest-africaines, comme Conakry.

Le Monde Afrique, dans son édition en ligne du 20 octobre 2016, publie un papier intitulé « L’avenir du monde se joue en Afrique ». Il s’agit d’un entretien entre deux ténors de l’africanité, le camerounais Achille Mbembe et le sénégalais Felwine Sarr. À la question de la journaliste Séverine Kodjo-Granvaux :

« On a souvent plaqué des concepts européens, comme l’État-nation ou même la démocratie, sur des réalités africaines. Comment les rendre valides ? », le premier répond : « Nous en sommes encore très loin. Cela prendra quelques siècles et nécessitera une ou deux révolutions » (sic).

L’intellectuel camerounais pense l’Afrique en référence à l’Occident et parle de démocratisation de l’Afrique selon un modèle exogène, celui de la démocratie libérale :

« Nos formations étatiques sont des assemblages plus ou moins hétéroclites de territoires fort divers. Ce ne sont pas des unités disposant d’une relative cohérence et continuité. La question est de savoir à quelles conditions ces accidents de l’Histoire pourraient se transformer en projet, en concept et en idée. »

Le sénégalais, lui, parle Renaissance africaine et de solutions endogènes :

« Pour être efficace et qu’elle fasse sens aux populations concernées, la démocratie doit être endogène et épouser les formes culturelles et civilisationnelles. Au Sénégal, des chercheurs réfléchissent à de nouvelles formes de démocratie et l’élection n’apparaît pas comme un critère central ».

Et il continue en justifiant la nécessité de recourir à des solutions « endogènes » en lieu et place du modèle « libéral » hérité de la colonisation :

« On sait très bien que l’élection ne garantit pas l’expression de la volonté du plus grand nombre. Sans compter qu’elle est devenue une technologie que l’on peut capturer, biaiser et manipuler, la transformant alors en outil antidémocratique. »

Ce qu’il ne devait pas savoir, ou qu’il a omis de dire, c’est que le modèle endogène est en place « grandeur nature » au Pays des mille collines, où le recours aux solutions endogènes est inscrit dans la Constitution dans son article 11 (La culture rwandaise comme source de solutions endogènes) :

En vue du développement national, de la promotion de la culture nationale et de la restauration de la dignité, les Rwandais, se basant sur leurs valeurs, mettent en place des mécanismes de solutions endogènes en vue d’aborder des questions qui les concernent. Des lois peuvent créer différents mécanismes visant des solutions endogènes.

La (re)mise en place progressive de ces valeurs et de ces solutions « endogènes » est un des principaux facteurs du « miracle rwandais ». Ces valeurs structurent en profondeur toute la vie politique du Rwanda de l’après-génocide. Et les « solutions localement conçues » sont bel et bien « l’ensemble des dispositifs et des procédures qui permettent d’augmenter l’implication des citoyens dans la vie politique et d’accroître leur rôle dans les prises de décision et dans leur réalisations » qui caractérisent la démocratie (à dominante) participative.

Implication des citoyens elle-même inscrite dans l’article 48 de la Constitution :

« Tous les citoyens ont le devoir de contribuer au développement du pays par leur travail, en sauvegardant la paix, la démocratie, l’égalité et la justice sociale et de participer à la défense de leur pays. »

Tous sont concernés, y compris ceux de la Diaspora, « la sixième Province ».

Ailleurs qu’au Rwanda, en Afrique du sud, l’Ubuntu a été ponctuellement remis au goût du jour avec la fin de l’apartheid, dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation menée par Mgr Desmond Tutu : la Constitution de 1993 énonce le besoin d’Ubuntu et non de victimisation :

« Quelqu’un d’Ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons car il ou elle possède sa propre estime de soi, qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand et qu’il ou elle est diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés. »

Mutatis mutandis, les « formes culturelles et civilisationnelles » dont parle le sénégalais Felwine Sarr sont celles de l’Ubuntu, du partage. Pour ceux qui en douteraient, il leur suffit de lire L’Enfant noir du guinéen Camara Laye ou le poète de la Négritude, Léopold Sédar Senghor, et, mieux encore, l’auteur de Nations nègres et culture, le grand Cheikh Anta-Diop, le chantre de la Renaissance africaine :

« L’essentiel pour le peuple est de retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible. Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeant du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de continuité historique » [11]

Et il existe, en effet, un certain nombre de valeurs spécifiquement africaines et communes à l’Afrique (noire) : une vision communautaire du monde avec des valeurs culturelles autour de la solidarité horizontale, du « partage ». Des valeurs autour du dialogue sur « l’herbe » (agacaca) ou sous le baobab, à la recherche du consensus.

Des valeurs tellement anciennes que les quelques cent ans d’évangélisation et de colonisation n’ont pas pu les faire disparaître : elles sont toujours au cœur de la vie locale et n’attendent qu’à être modernisées et institutionnalisées.

Manifestement donc, le modèle participatif doit être considéré comme le mieux adapté à toute l’Afrique noire, même au-delà de la (vaste) zone bantoue. L’exemple du Rwanda est là pour nous convaincre que l’avenir de l’Afrique viendra des Africains, ne viendra que de l’Afrique : tourner réellement la page de la colonisation - crime de lèse-majesté, passible de pendaison, vu de Paris ou de Washington - en tournant le dos au modèle de démocratie « libérale » imposé par l’Occident pour renouer avec les racines africaines et mettre en place les solutions endogènes.

Et si le Rwanda est aujourd’hui le seul à avoir sauté le pas, c’est sans doute, en partie, parce que, en 1994, il avait touché le fond et que le premier responsable de son Malheur était l’Occident, qui cherche toujours à lui imposer les mêmes solutions : après la Renaissance culturelle revendiquée par la Négritude, c’est aujourd’hui l’heure de la Renaissance culturelle ET politique.

Pour ce qui est de la Renaissance de la nation rwandaise, au facteur historique s’ajoute un leadership fort, capable d’amener le peuple à reprendre en main son destin et de mener à terme ce ré-enracinement.

A circonstances exceptionnelles, solutions exceptionnelles et homme exceptionnel, pour les porter et les incarner. Et le principal succès et le premier mérite du Président rwandais, Paul Kagame, est d’être cet homme-là.

André Twahirwa

 5/03/2020

[1Le Monde.fr du 15 janvier 2015.

[2Le Parti socialiste et les Républicains, avec autour de 150 000 adhérents chacun, selon Le Monde.fr du 22 septembre 2015.

[3Michel Debré, « Ces princes qui nous gouvernent : lettre aux dirigeants de la nation », 1957.

[4J. J. Rousseau, « Du Contrat Social », III, 4.

[539 % aux dernières élections Municipales ; 41,59 % aux dernières Régionales ; 44,59 % aux dernières Législatives (au second tour) ou même les 60 %, voire 70 % aux dernières élections Européennes. Rappelons les 56.5 % ; 69,8 % d’abstention au référendum de 2000 sur le passage du septennat au quinquennat du mandat présidentiel.

[6Nelson Mandela, Un Long chemin vers la liberté.

[7Pierre Mendès-France, La République moderne, 1962.

[8Claude-Lévi Strauss, « Race et Histoire ».

[9J.-J. Rousseau, op. cit.

[10Philosophie magazine, novembre 2016.

[11Ethiopiques, numéro 44-45.