Témoignages
Voici un recueil de paroles de rescapés et de miliciens
ou de militaires qui ont participé au génocide et témoigné
de l’activité de l’armée française au Rwanda, de 1990 à 1994.
Ces témoignages sont rassemblés ici tel qu’ils ont été recueillis à
diverses occasions. Certains datent des travaux de la Commission d’enquête citoyenne réunie à Paris en mars 2004, pour le dixième anniversaire du génocide. Recueillis par Georges Kapler, ils ont été l’objet d’une première diffusion lors des séances de la CEC, puis reproduits dans le rapport de celle-ci, L’horreur qui nous prend au visage, publiés chez Khartala. D’autres sont apparus dans le contexte des travaux de la Commission nationale indépendante qui s’est réunie à Kigali en 2006, et ont été diffusés par l’agence de presse rwandaise ARI-RNA. D’autres enfin ont été recueillis par le journaliste Serge Farnel, également en 2006, dans le cadre des auditions de la CNI ou de manière indépendante.
Nisengwe Orose s’était fait enrôler dans la milice Interahamwe. Il avait été formé dans les camps de Gisenyi et de Mukamira.
C’est dans le camp de Mukamira qu’il avait eu des soldats français pour instructeurs. « Les Français nous disaient avec insistance que les Tutsi sont foncièrement mauvais, que s’ils venaient à gagner la guerre, tous les Hutu seraient rayés de la carte du monde. Des cartes avec mention « Turihose » (entendez par-là « nous sommes partout ») au recto et image d’un pistolet au verso nous avaient été distribuées », a-t-il dit devant les sept membres de la Commission.
Nisengwe Orose affirme s’être rendu au mois d’avril et de mai 1994 avec d’autres miliciens interahamwe à l’aéroport international de Goma [Est de la RDC] pour recueillir des armes en provenance de la France.
(Source ARI-RNA)
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Isidore Nzeyimana, membre des ex-FAR
Isidore Nzeyimana a parlé de la participation directe des soldats français au combat contre les rebelles du FPR au cours de deux opérations : Tam Tam (Ruhengeri) et Hirondelle (Byumba-Umutara). « Dans chaque groupe de douze soldats affectés à un engin d’artillerie lourde , il y avait généralement sept Français contre cinq Rwandais. Et le rôle des Rwandais était secondaire, celui de préparer les bombes pour les Français qui tiraient », a-t-il révélé.
Presque tous les autres pays comme la Belgique, l’Allemagne, la Chine qui avaient des accords d’assistance militaire avec le Rwanda s’étaient retirés au début de la guerre.
« La France a récupéré leurs bases et leurs équipements militaires, elle a fait venir des équipements plus performants, elle nous a appris à les manier et ses soldats ont participé directement dans toutes les opérations contre le FPR. Ce qui est particulier pour la France. Des pays comme l’Egypte ou l’Afrique du Sud étaient présents au Rwanda, mais c’était à la recherche des débouchés pour leurs armes », a témoigné Isidore Nzeyimana.
(Source ARI-RNA)
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Ancien membre de la milice interahamwe – fer de lance du génocide – dans la Préfecture de Gisenyi, le témoin N° 7 affirme avoir été formé par les soldats français pendant trois mois en 1993 dans le Camp Bigogwe situé à la limite des ex-Préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi.
« Nous étions formés par des officiers rwandais et français. “Idéologie”, c’était l’intitulé du cours dispensé par les Français. Dans ce cours, ils nous apprenaient comment identifier l’ennemi du Rwanda. Pour nos instructeurs français, l’ennemi c’était le FPR qui venait d’attaquer le pays et les Tutsi qui sont ses complices de l’intérieur ».
« En plus de l’Idéologie, ils nous apprenaient également l’Histoire du Rwanda. Sur le plan militaire, ils nous apprenaient le “combat sans arme”. C’est-à-dire comment nous devons nous défendre sans armes contre l’ennemi et ses complices de l’intérieur », a-t-il ajouté.
Après la défaite des forces génocidaires, ce témoin N° 7 s’était réfugié dans la Province du Nord-Kivu (est de la RDC). « J’avais été blessé durant les combats contre le FPR (Front Patriotique Rwandais, qui a vaincu les ex-FAR/Interhamwe) au Rwanda. Arrivé au Zaïre, j’ai été soigné dans un dispensaire mis en place par les Français à côté de l’aéroport international de Goma. »
« Après la guérison, j’avais rejoint d’autres Interahamwe dans le Camp de Katale [30 Km au nord de Goma, NDLR] pour une formation militaire dispensée par les Français. Ces derniers nous disaient qu’ils vont nous aider à reconquérir par la force le pouvoir au Rwanda. »
(Source ARI-RNA)
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Ce rescapé était commerçant à Murambi (ex-Préfecture de Gikongoro) qui faisait partie de la Zone Humanitaire Sûre (ZHS) mise en place par l’Opération française Turquoise. Il dit avoir été interpellé au bord de la route par les soldats français au motif qu’il était complice du FPR.
Les soldats français l’ont conduit dans un local dans lequel se trouvaient douze autres personnes interpellées. Toutes ces treize personnes ont été battues à mort par les soldats français. Par la suite, les soldats français ont enroulé ce rescapé dans un sac avant de le jeter dans une de leurs jeeps.
Les jeeps sont parties à Kibirizi, à plus de 5 Km de Murambi. Arrivés à Kibirizi, les soldats français ont embarqué le rescapé dans leur hélicoptère dont les portes étaient ouvertes. Parvenus au-dessus de la forêt de Nyungwe, les soldats français ont lâché le rescapé qui est tombé sur les branches des arbres, en pleine forêt de Nyungwe.
(Source ARI-RNA)
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Un témoin affirme pour la première fois avoir vu des soldats français tuer les civils tutsi à coups de poignard à Cyangugu et jeter les corps dans la rivière Ruzizi.
Ce témoin s’appelle Bagirimfura Charles, ancien membre des ex-FAR (Forces Armées Rwandaises). Tous les témoins qui l’ont précédé ont parlé des ex-FAR et Interahamwe qui tuaient sous le regard indifférent des soldats français et non des soldats français qui tuaient de leurs propres mains.
Bagirimfura Charles faisait partie du bataillon paracommando basé à Kanombe, dans la périphérie de Kigali.
Bagirimfura Charles affirme en outre que la France a formé avant le génocide des unités spéciales au sein de l’armée rwandaise qui devaient collaborer avec les escadrons de la mort.
Charles a parlé de trois unités formées par les soldats français. Il s’agit du CRAP (Commando de recherche en profondeur), du DAMI (Détachement d’assistance militaire et d’instruction) et des commandos de chasse.
(Source ARI-RNA)
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À leur arrivée au camp de Nyarushishi, les soldats français ont consacré les trois premiers jours à l’identification des tentes qui abritaient les filles et femmes tutsi.
« À la tombée de la nuit, les Français saisissaient les femmes tutsi et les conduisaient dans leurs tentes. Je n’étais pas seule. Nous étions nombreuses. Arrivées dans leurs tentes, ils nous donnaient à boire ou à fumer, ils nous photographiaient, après ils nous ôtaient les habits et nous étions par la suite violées », a-t-elle témoigné.
(Source ARI-RNA)
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Témoin n°15
Le témoin N° 15 a indiqué à la Commission rwandaise que les soldats français de l’Opération Turquoise ont distribué des armes à des civils hutu dans l’ex-Préfecture de Gikongoro.
Le témoin N° 15 a parlé également du refus des soldats français de secourir les Tutsi réfugiés à Gikongoro après avoir échappé aux tueries dans les collines de Bisesero. Ces Tutsi ont dû barrer la route en se couchant à même le sol pour contraindre les soldats français à les mettre dans leurs jeeps.
Les soldats français ont alors tiré en l’air pour obliger les Tutsi à dégager la route. Les Interahamwe ont alors accouru vers le lieu après avoir entendu le crépitement. Les jeeps des soldats français ont démarré en laissant ces Tutsi à la merci des Interahamwe et des villageois munis des houes et des massues.
(Source ARI-RNA)
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Témoin n°19
Le témoin N° 19 qui a requis l’anonymat a déclaré à la Commission rwandaise que les soldats français ont participé à la planification et à l’exécution en 1992 des massacres des Bagogwe, des Tutsi originaires de Gisenyi.
« Les Français nous ont appris comment fabriquer les massues cloutées que nous avons utilisées pour tuer les Bagogwe en 1992. Ils disaient qu’il faut utiliser les massues pour ne pas gaspiller les munitions contre les civils Bagogwe sans armes », a-t-il dit.
« La guerre contre le FPR ne se terminerait pas si vous n’exterminez pas les Bagogwe qui sont leurs complices de l’intérieur. Car en fait, les Bagogwe envoient les hommes et les jeunes gens valides rejoindre le maquis du FPR », insistaient-ils.
(Source ARI-RNA)
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Témoignage d’un rescapé
Un rescapé a affirmé ce jeudi à la Commission rwandaise qui enquête sur le rôle présumé de la France dans le génocide de 1994 que son épouse a avorté après avoir été jetée d’un hélicoptère de l’armée française à côté du lac Kivu.
Cultivateur de son état, ce rescapé qui a requis l’anonymat s’était fait interpeller en compagnie de son épouse à Gikongoro en juin 1994 par les soldats français. Ces derniers les conduisirent à la base militaire de l’Opération Turquoise située au Village SOS. Lui, son épouse et quatre autres personnes rencontrées sur place furent frappés à mort par les soldats français et ligotés toute la nuit.
Le lendemain dans la matinée, toutes les six personnes furent conduites à Murambi avant d’être embarquées à bord d’un hélicoptère de l’armée française dont les portes étaient ouvertes. Toutes les six personnes furent jetées par terre au fur et à mesure par les soldats français présents dans cet hélicoptère.
La femme de ce rescapé qui était enceinte a dû avorter une semaine plus tard. Le témoin s’est fait briser la colonne vertébrale et a demandé le secours des membres de la Commission pour qu’il accède à des soins. Il n’est plus capable de s’adonner à son travail de cultivateur parce que son échine a été brisée. Par ailleurs, les quatre autres personnes sont mortes.
(Source ARI-RNA)
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Témoin n°27
Un rescapé de Bisesero – 27ème témoin à être entendu – a fait savoir que les soldats français de l’Opération Turquoise sont arrivés à Bisesero (ex-Préfecture de Kibuye) le 27 avril 1994. Ce rescapé s’est avancé vers les jeeps des soldats français pour crier au secours. D’autres l’ont rejoint dans l’idée qu’ils allaient être protégés contre les attaques des miliciens interahamwe.
Les soldats français qui étaient lourdement armés ont manifesté peu d’intérêt à leur égard et ont promis aux rescapés de revenir dans trois jours. Durant ces trois jours, presque tous les rescapés de Bisesero ont été exterminés par les miliciens interahamwe.
« Les Interahamwe venaient de réaliser qu’il y a encore beaucoup de Tutsi dans les collines de Bisesero parce qu’ils nous ont vu sortir de nos cachettes dans l’espoir d’être protégés par les soldats français. Après le départ des soldats français, les attaques des Interahamwe appuyés par les militaires se sont intensifiées jour et nuit. Et quand les soldats français sont retournés à Bisesero, il n’y avait presque plus de survivants », a-t-il fait savoir.
« Les soldats français n’avaient aucune intention de nous secourir. Ils ne voulaient même pas nous parler. Ils l’ont fait à cause de la pression d’un journaliste qui était avec eux. Visiblement, ils étaient venus pour autre chose. L’un d’entre eux a même dit que Bisesero est un sanctuaire du FPR », a poursuivi ce rescapé.
(Source ARI-RNA)
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Téloin n°28
Le témoin N° 28 a indiqué que les hélicoptères français organisaient des missions de reconnaissance au-dessus des montagnes de Bisesero au moins une fois par jour pendant que les génocidaires exécutaient leur sale besogne.
À en croire le témoin N° 29, les soldats français savaient bel et bien que les Interahamwe opéraient en toute quiétude contre les Tutsi à Bisesero depuis le début du génocide. Le témoin N° 29 enseignait à l’École Normale Technique de Kibuye et a eu des relations privilégiées avec deux Colonels français, Diego et Sartre.
Quand les soldats français sont arrivés à Kibuye, le Colonel Diego, qui était leur chef, a demandé au témoin N°29 la route qui mène à Bisesero sur la carte du Rwanda qu’il avait. Ce qui fut fait. Le témoin N° 29 lui a également parlé des Tutsi tués jour et nuit par les miliciens interahamwe à Bisesero. Le Colonel Diego s’est contenté de lui demander de lui décrire les miliciens interahamwe.
(Source : ARI-RNA)
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Le témoin réside dans la commune de Rwamatamu, Secteur Nyagahinga. Il exerce le métier de cultivateur.
Le génocide des Tutsi à Bisesero, et partout d’ailleurs, s’est poursuivi alors que les Français étaient déjà là, dans ce qu’ils ont nommé la zone Turquoise, sous prétexte de venir sauver les Tutsi. Ces derniers n’ont pas connu de répit parce qu’ils [les Français, NDLR] étaient venus dans le cadre du plan élaboré par les autorités civiles et militaires [hutu, NDLR], plan que j’ai cité plus haut.
Au début du mois de juin, les militaires français ont commencé à faire des tournées à Bisesero et ses environs, en disant qu’ils venaient pacifier la région et nous rassurer. Faisant confiance aux Français, les rescapés blessés, ainsi que les autres Tutsi qui étaient parvenus à se cacher, sont sortis de leurs cachettes. Les Français les ont comptés, photographiés. J’étais parmi les blessés. Les Français, après nous avoir menti, sont partis rapporter notre décompte au préfet Kayishema Clément, alors qu’ils savaient que c’était lui qui orchestrait l’extermination des Tutsi dans la contrée de Bisesero. Le lendemain matin, Kayishema Clément a demandé l’aide des Interahamwe de Gisenyi et Rutsiro, qui ont alors mené une attaque foudroyante. Ils les ont tous tués.
Un professeur des écoles, nommé Kanamugire Charles, a été abattu par les Français parce qu’il leur disait en français : « Nous sommes exterminés devant vos yeux et vous ne faites rien. » Mukasekuru Annonciata a été violée par les Interahamwe Mpambara Joseph et Murego, ceci en présence des Français qui, du reste, enfoncèrent un morceau de bois dans le vagin de la victime. Ce sont les mêmes militaires français qui lui ont donné le coup de grâce en lui tirant une balle dans le crâne. Ces Français allaient partout avec des interprètes hutu. Lorsqu’ils rencontraient des Tutsi sachant parler français, ou bien des jeunes légèrement blessés, ils les tuaient avec la complicité des Interahamwe.
Le dénommé Murengera, un des interprètes à qui j’ai essayé d’expliquer que j’étais Hutu et non Tutsi, l’a répercuté aux Français qui ont réagi en voulant savoir ce que je faisais avec les Tutsi, considérant que je devais les aider. C’est alors que je me suis échappé et me suis caché dans la brousse.
Les militaires français ont participé activement aux massacres. Des filles et des femmes ont été emmenées par les Français, et on ne les a jamais revues.
(Source Serge Farnel, Menapress.)
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Témoin M.A. Secteur de Mukamira, District de Nyabihu, Province de l’Ouest
En 1993, je vivais dans l’ancienne commune de Nkuli, dont je suis originaire. Un soir, alors que j’étais en compagnie de trois filles et trois garçons, tous Tutsi, je me suis rendue, après minuit, à une soirée musicale au temple de Hesha. Nous sommes passés devant une barrière dressée dans le virage de Hesha et tenue par des soldats français, qui nous suivaient du regard.
À notre retour, nous sommes repassés devant la barrière. Deux militaires français nous y ont arrêtés, puis ont pris Mukankusi et l’ont emmenée dans une tranchée, ceinturée par des sacs de sable, où il y avait d’autres militaires. Quant à nous, ils nous ont laissé partir. Lorsque je suis arrivée chez moi, j’ai expliqué à ma mère ce qui nous était arrivé. Elle est alors partie voir si Mukankusi était de retour, ou bien si elle était morte. Ma mère l’a retrouvée chez elle. Les militaires français en avaient abusé sexuellement.
Les militaires français qui étaient déployés au virage de Hesha, se chargèrent également de l’entraînement des militaires rwandais qui campaient au marché de Mukamira : ils venaient chercher les Tutsi instruits pour les emmener faire les rondes [en Algérie les militaires français appelaient ce mode d’extermination la “corvée de bois”. NDLR]. Ces derniers ne revenaient pas. Ils disparaissaient. Les filles, elles, revenaient après avoir subi des abus sexuels.
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Témoin H.J. Cellule de Bureramana, Secteur Mururu, Ville de Cyangugu
Je suis résident de la cellule Bureramana, secteur Mururu.
J’ai été enrôlé dans l’armée de feu Habyarimana en 1991, et formé par les militaires français dans le camp de Bigogwe, dans la préfecture de Gisenyi. Lors de notre formation, nos instructeurs français nous ont transportés sur les lieux où habitaient les Tutsi Bagogwe et nous ont ordonné de mettre en pratique les leçons apprises pendant l’entraînement. Si on ne le faisait pas, on était censé en subir les conséquences, étant donné que ces Bagogwe envoyaient leur progéniture rejoindre le FPR-Inkotanyi en Ouganda. Les ordres étaient clairs : tuer !
Il arrivait même que nos instructeurs nous donnent l’exemple en nous montrant comment s’y prendre, ceci afin de nous ôter toute appréhension. Ces faits ont continué jusqu’en 1993, année où les Français ont commencé à former les Interahamwe. Sur la fin de leur formation, ils reçurent de leurs instructeurs des fusils, des munitions et des grenades. Quant à moi, je suis parti du camp de Bigogwe le 6 février 1994, et suis rentré chez moi dans le cadre d’un congé annuel. J’y suis tombé gravement malade. Le génocide a débuté alors que j’étais toujours chez moi à Cyangugu. Je me suis retrouvé embrigadé dans les actes de génocide par les autorités locales de l’époque. Il s’agissait notamment du lieutenant Ishimwe Samuel, commandant du camp Karambo, du préfet Bagambiki Emmanuel, de Ncamihigo Samuel et d’autres.
Au mois de juin, les Français sont venus aider les Hutu, parce que les Inkotanyi venaient de démontrer leur capacité à vaincre le gouvernement intérimaire. Nous sommes allés les accueillir [les soldats français. NDLR] au poste frontière de Ruzizi. Aussitôt arrivés, ils ont commencé à nous distribuer du matériel, dont des fusils, des machettes et des grenades. Ils nous ont dit qu’ils étaient là pour nous aider à combattre et secourir les Hutu, et nous ont apporté du matériel. Ils nous ont ordonné de défricher les broussailles pour que nous puissions débusquer les Tutsi qui s’y cachaient. Les Tutsi qui étaient découverts étaient présentés aux militaires français qui, par la suite, nous donnaient la permission de les tuer. Ensuite, ils nous ont ordonné de jeter les dépouilles dans la rivière Ruzizi.
Peu après, les cadavres ont commencé à flotter sur la rivière. Les militaires français, commandés par un sergent de couleur de peau noire, qui était en charge du détachement de Mururu, nous ont réprimandé à cause de ces cadavres. Ils sont alors montés dans une barque et nous ont demandé de regarder comment on règle le problème des « flotteurs ». Ils ont alors éventré les cadavres qui, ainsi lestés, coulèrent à pic. Ils faisaient tout ça en nous prévenant qu’au-dessus de nous, il y avait des instruments [des satellites, NDLR] qui pouvaient nous photographier et découvrir les cadavres. Ainsi sommes-nous restés à collaborer avec les militaires français qui ne manquaient pas une occasion pour nous encourager et nous promettre que personne ne nous toucherait. Même les Inkotanyi ne pourraient rien contre nous. À cette époque, ils m’ont chargé de les approvisionner en femmes ou filles tutsis. Moi et mes compagnons allions chercher des filles dans le camp de réfugiés de Nyarushishi. Alors ils les violaient et lorsqu’ils en avaient fini, ils nous donnaient la permission de les tuer. Parmi les victimes, il y avait de jeunes adolescentes de 14 ans, voire plus jeunes.
Autre chose : les militaires français ont volé des véhicules qu’ils ont emmenés avec eux au Congo [République Démocratique du Congo, NDLR]. Au mois d’octobre, lorsque nous étions déjà réfugiés au Congo, les militaires français ont continué à nous former. Ils nous répétaient que nous n’avions pas perdu. Que notre statut de réfugiés n’était qu’un repli tactique et qu’ils allaient nous fournir les équipements militaires nécessaires pour que nous rentrions en force au Rwanda, ceci dans les plus brefs délais. C’est ainsi que les Français, en collaboration avec le Général Kabirigi, créèrent une force qui était censée s’infiltrer au Rwanda pour tuer les rescapés Tutsi. Nous avons commencé nos opérations au Rwanda pour tuer les Tutsi. Nous ramenions parfois des Tutsi vivants qui étaient par la suite exécutés par les Français eux-mêmes. Au moment des faits que je relate, nous étions basés au camp Sayo, au Congo.
(Source Serge Farnel, Menapress)
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Témoin N.J. Cellule Mutara, Secteur Mururu, Ville de Cyangugu
Je suis né et réside dans la Cellule Mutara, Secteur Mururu, Ville de Cyangugu.
En annexe figurent les documents certifiant, par un communiqué de la présidence de la République, de ma libération en date du 28 août 2005.
Voici les faits dont j’accuse les militaires français :
1. La réunion qu’ils ont organisée à Alicom [succursale d’une compagnie minière, NDLR].
2. Les viols qui ont eu pour conséquence la mort de leurs victimes qui n’ont pu supporter le nombre de violeurs qui se sont succédé sur elles.
3. Le fait qu’ils nous ont distribué des armes afin de tuer les Tutsi.
4. Les pillages des véhicules dont ils vendaient les meilleurs au Zaïre [aujourd’hui République Démocratique du Congo, NDLR].
5. Autre chose : lorsque nous nous sommes réfugiés au Zaïre, ils nous ont fait subir des entraînements militaires à Burongi, Kashusha, Miti et Tingi Tingi.
– Lors de la réunion organisée à Alicom, au milieu du mois d’avril et début du mois de mai, étaient présents trois Français venus dans une Jeep de marque Benz, ainsi que le colonel Simba Aloys et le député Kayonde. Nous fûmes invités, en notre qualité d’Interahamwe, à recevoir les directives, tandis qu’ils étaient censés combattre les forces du FPR.
En conclusion de ladite réunion, ils nous ont ordonné de rechercher et de tuer tous les Tutsi, nous faisant remarquer qu’eux ne les connaissaient pas. C’est alors que les militaires français se sont rendus au stade Kamarampaka, ceci afin de brouiller les pistes. Mais ils nous avaient, au préalable, distribué des armes à feu, des grenades, ainsi que des machettes, qu’ils prenaient dans une grosse caisse qui se trouvait dans leurs véhicules. Nous sommes immédiatement partis à la recherche des Tutsi. Nous en avons abattus deux qui se cachaient dans un bosquet. Nous avons, par la suite, défriché tous les bosquets et en avons découvert deux autres que nous avons attaqués avec des grenades. En dépit de leurs nombreuses blessures, ils nous ont échappé. Nous leur avons tiré dessus en vain, mais du fait des nombreuses blessures dues à nos grenades, ils sont morts ailleurs.
Parmi les invités présents à la réunion figuraient Rutanga, Iyakaremye, moi-même, Ndihokubwabo, ainsi que d’autres dont je ne me souviens pas des noms. Nous étions plus ou moins au nombre de vingt.
Il y a une maison rouge, juste au-dessous de la prison de Cyangugu. C’est à cet endroit qu’ils violaient les filles, ceci souvent à trois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Personnellement je les ai vus violer une jeune fille d’à peu près 13 ans. Ils étaient trois militaires à abuser d’elle jusqu’à ce qu’elle en meure. Il y a aussi trois autres filles qui ont été violées par six militaires. Je n’ai aucune nouvelle d’elles. Elles étaient toutes nues. Là aussi j’étais présent.
Des véhicules appartenant à des Tutsi qui venaient d’être assassinés ont été embarqués dans l’avion qui était stationné sur l’aérodrome de Kamembe. Ils ont été débarqués à l’aérodrome de Kavumu au Zaïre. Ces véhicules étaient pleins de sang, ce qui prouve que les propriétaires venaient de se faire tuer. Juste après notre fuite au Zaïre, je me suis chargé de les vendre avec la complicité de Roger Simba, fils de Simba Aloys. Nous remettions la recette de ces ventes aux Français que nous avions trouvés à l’aérodrome de Kavumu [au Zaïre près de Bukavu].
NB : Cet avion français transportait également des armes du Rwanda vers l’aérodrome de Kavumu au Zaïre, car ils ne tenaient pas à ce que les Zaïrois [les Congolais] s’en saisissent à la frontière terrestre. A Kavumu, ces armes étaient réceptionnées par le colonel Gasarabwe, le député Kayonde, le colonel Simba, ainsi que d’autres officiers des FAR dont j’ignore les noms. Ces armes étaient ensuite livrées à Burongi, Kashusha, Miti et ailleurs où nous, Interahamwe, étions formés par les Français et les FAR. Ils nous préparaient à revenir et nous apprenaient à tuer tous les Tutsi au Rwanda. Quant à moi, j’ai subi l’entraînement sur le site de Burongi. Tout cela s’est poursuivi à Tingi Tingi, à Kisangani...
Lorsque j’ai compris leurs objectifs, je suis parti du Gabon où j’étais alors en 1997, et suis revenu au Rwanda. Je suis également allé à Kinshasa, au Congo-Brazzaville.
Je suis prêt, à tout moment, à témoigner et à donner de plus amples informations.
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Témoin N.Y. Gisenyi-Ville
J’accuse l’armée française de tueries auxquelles elle s’est adonnée d’octobre 1990 jusqu’à l’année 1994.
À l’époque, les militaires français avaient érigé des barrières de contrôle sur les routes. Avec l’aide de l’armée de Habyarimana, ils contrôlaient les pièces d’identité et, chaque fois qu’ils constataient la mention « Tutsi », son propriétaire était retenu et maltraité. Ils lui crachaient au visage, le traitant de paria dans son propre pays.
Lors de la libération de la prison de Ruhengeri par les forces du FPR, les militaires français se sont jetés sur les Tutsi de Bagogwe et les ont massacrés en les traitant d’Inkontayi [les bagarreurs, surnom des rebelles Tutsi. NDLR]. Parmi les victimes, les membres de la famille Semutanga, Faustin, qui jouait dans l’équipe de football Étincelle : lui, sa mère, son père, ses frères, et plus de 200 Bagogwe y ont perdu la vie. Toutes ces familles ont été embarquées dans des camions militaires. Elles étaient accusées d’être des Inyenzi [cancrelats, NDLR] ayant attaqué le camp de Bigogwe. Pourtant, ce n’étaient que des pauvres paysans qui habitaient la contrée. Leurs dépouilles nous sont revenues, ramenées par les militaires français.
J’accuse encore les militaires français d’avoir procédé à l’entraînement des Interahamwe. Ils leur ont appris à tuer. Sans leur aide, il n’y aurait pas eu de massacre. Ils ont soutenu les criminels auprès de la communauté internationale, aussi bien sur le plan politique que par des actions militaires, de telle sorte que les Interahamwe ont agi sans être inquiétés, soutenus qu’ils étaient par un lion [le témoin fait ici référence au dicton rwandais selon lequel celui qui est soutenu par le lion peut puiser de l’eau en priorité, NDLR]. Lorsqu’ils [les Français, NDLR] ont créé la zone Turquoise, les victimes, qui avaient réussi à se cacher, ont fait leur réapparition, se croyant alors en sécurité. Les malheureux ont été jetés en pâture à leurs bourreaux.
Je témoigne par la présente, attestant que j’ai perdu toute ma famille dans ces événements, dont le responsable est l’armée française. J’accuse donc l’État français qui se doit de répondre des actes de son armée.
En guise de conclusion à mon témoignage, je réclame que justice soit faite.
Je précise aussi que si je n’ai pas cité les noms des membres de ma famille disparus dans les événements décrits ci-dessus, c’est qu’à chaque fois que je les cite, j’en souffre énormément, ce qui a des conséquences négatives sur moi. Mais s’il le faut, je suis prêt à témoigner devant la Cour à qui, encore une fois, je réclame que justice soit faite pour réhabiliter les familles rescapées.
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Le témoin Isidore est né à Cyangugu, au Rwanda. Il avait 20 ans en 1991, année à partir de laquelle il suivit, en tant que caporal de l’ancienne armée rwandaise, une formation au CECODO [CEntre d’entraînement de COmmanDO] de Bigogwe.
Bigogwe est situé dans la commune de Mutura, région de Gysenyi. Ses habitants, les Bagogwes, sont assimilés aux Tutsi. Selon le témoin, de 1991 à 1994, une quarantaine de Français ont encadré les soldats rwandais dans le camp de Bigogwe.
C’est d’ailleurs par les soldats français qu’Isidore fut formé. Une formation donnée non en kinyarwanda mais en français, langue que le témoin affirme comprendre, mais avoir du mal à parler. Au programme, explique-t-il, le combat sans arme, ainsi que le maniement des armes que les Français leur fournissaient.
Isidore précise que « les Français nous ont montré comment fabriquer ce qu’ils appelaient ... », il s’interrompt, monte les yeux au ciel et prononce en français « grosse gourde ». Il garde les yeux fixés au plafond de la grande salle du Conference Hall et ajoute : « planter les clous ». Poursuivant sur sa lancée, en kinyarwanda, l’interprète continuant à traduire, Isidore explique alors que les Français leur apprirent à fabriquer des gourdins à l’aide de bouts de bois sur lesquels ils plantaient des clous. Et de préciser que « chacun avait son propre style ».
Le témoin enchaîne : « Les Interahamwe venaient également suivre une formation au camp de Bigogwe. ». Isidore était jaloux des miliciens : « Ils avaient des GML [Grenade Multiple Launch, NDLR] des lanceurs pour lancer les grenades. Nous, les soldats, ne recevions pas ce genre d’armes. Mais on nous en a fourni après. » Une fois les miliciens formés, les Français leur remettaient des armes avant qu’ils ne quittent le camp. Un membre de la Commission demande au témoin si les Français étaient conscients qu’ils formaient des personnes destinées à retourner dans la vie civile. La réponse d’Isidore est affirmative, sans équivoque, le témoin ajoutant que, contrairement aux soldats des FAR qui étaient formés dans le camp de Bigogwe, les Interahamwe, eux, ne portaient pas d’uniforme militaire. Il précise enfin qu’« il était clair que les Interahamwe, qui recevaient beaucoup plus d’attention que nous, n’allaient pas au front mais allaient tuer des civils. »
Isidore explique aux membres de la Commission qu’il leur arrivait de s’asseoir par terre, dans le camp, avec les Français, qui leur expliquaient qu’il fallait poursuivre le combat « tant qu’il y aura encore des espions, des cafards, comme ils disaient ». Les Français leur racontèrent l’histoire du Rwanda, de leur propre pays ! C’est ainsi qu’ils apprirent de leurs tuteurs que les Tutsi forçaient, avec leurs lances, leurs grands-pères Hutu à se lever ou encore, qu’ils obligeaient ces derniers à leur amener de l’eau. A la question d’un commissaire, qui s’enquit de savoir si ces leçons étaient données directement par les Français, le témoin répond : « Oui, ce sont les Français eux-mêmes qui nous les apprenaient. Pour ceux qui ne comprenaient pas, un Rwandais assurait la traduction. »
Selon Isidore, les formateurs français leur racontaient que « les Bagogwes aidaient le FPR ».
Un jour, les formateurs français leur expliquèrent que « la meilleure façon de mettre un terme à cela, c’était d’aller tuer les jeunes hommes bagogwes ».
C’est en mai et juin 1992 qu’eurent lieu les massacres des Bagogwes.
Le témoin raconte être d’abord allé en reconnaissance, pour évaluer le nombre d’hommes et identifier les maisons où ils habitaient. Il s’agissait ensuite, toujours selon lui, de mettre en pratique ce qu’ils avaient appris au cours de la journée dans le camp de Bigogwe.
« Le soir », explique-t-il à la Commission, « à partir de 18-19 heures, quand la nuit était tombée, tout ce qu’on avait appris pendant la journée, il fallait l’appliquer sur les Bagogwes. »
C’est en ces occasions qu’Isidore appliqua les préceptes enseignés. « On y est allé avec les Français qui nous disaient que si nous ne les exterminions pas, ils continueraient à nous espionner. ». Dix sections se rendirent chez les Bagogwes, chacune protégée par un Français avec l’aide de son « arme d’appui ».
Isidore s’en tient à sa propre expérience : « Je suis allé dans une maison avec un sergent français. Un homme bagogwe en est sorti. Le Français lui a alors donné un coup de genou et m’a ensuite ordonné d’utiliser le gourdin. J’ai donc frappé le Bagogwe à la tête avec le gourdin. »
« Que faisiez-vous des corps une fois qu’ils étaient morts ? », lui demande l’un des sept commissaires. « On les laissait là et on partait », répond le témoin.
Isidore retournera chez les Bagogwes au moins trois fois et en tuera plus de dix.
Après chacun de ces assassinats, les autorités diligentaient une enquête qui concluait invariablement à la responsabilité du FPR. « Cela avait été bien préparé par les dirigeants », assure Isidore.
Le massacre des Bagogwes pourrait bien avoir servi de test en vue de la mise en oeuvre du génocide en préparation, et ce, afin d’évaluer le temps nécessaire qu’il faudrait aux Hutu pour venir à bout de la population tutsi.
Fin juin 1994, après le génocide auquel Isidore confesse avoir participé, la France s’est vue confier par l’ONU un mandat de protection des civils au Rwanda. C’était l’opération Turquoise qui devait, officiellement, protéger les Tutsi des massacres dont ils étaient les victimes. Ce qu’a vécu Isidore n’est toutefois pas conforme à cet objectif proclamé, c’est assurément le moins que l’on puisse en dire !
« Le 25 juin, les Français sont arrivés », raconte le témoin ; « ils nous ont dit qu’ils étaient venus aider les Hutu car les Tutsi étaient en train de tuer. ». Isidore explique que les soldats français disaient qu’il « fallait éliminer tous les espions et que c’était ainsi que nous allions gagner la guerre ».
Isidore et ses collègues se sont alors fait remettre des armes par les soldats français. À tous ceux de la population locale qui ne savaient pas utiliser une arme, les Français remirent des machettes. « Elles étaient différentes des machettes traditionnelles », a-t-il constaté. « Elles étaient tranchantes des deux côtés et le manche était en plastique. Grâce aux machettes », explique-t-il, « on pouvait débusquer les Tutsi. Quand on en trouvait, on les tuait et les soldats français étaient là et ne disaient rien. »
Le témoin l’affirme avec force : « Si les Français n’étaient pas venus dans la zone Turquoise, beaucoup de Tutsi nous auraient échappé ».
Isidore raconte ensuite qu’il arriva en un endroit où beaucoup de corps flottaient sur la rivière Rusizi. « Les Français se sont alors fâchés et nous ont demandé pourquoi on laissait ainsi les corps flotter. Alors », poursuit-il, « ils ont pris des bateaux, sont allés agripper les corps inanimés et les ont éventrés avec des baïonnettes afin qu’ils coulent. »
Turquoise fut aussi l’occasion pour les Français de demander à Isidore d’aller chercher des filles tutsis pour qu’ils puissent coucher avec elles. « La première fois », précise-t-il, « je leur ai amené, au stade Kamarampaka où ils étaient installés, une fille de 14 ans ainsi qu’une autre de 15. Il m’ont alors donné une ration de combat en récompense. Il y avait des sardines, des haricots et des macaronis. Egalement un petit foyer pour réchauffer la nourriture. ». Un autre jour, Isidore leur amena une fille venue du camp de Nyarushishi, mais les soldats français ne voulurent pas le récompenser. « Alors je leur ai dit que s’ils ne me donnaient pas de récompense, je la tuerais. » Les Français lui répondirent qu’il n’avait qu’à la tuer. Ce qu’Isidore fit devant eux.
En juillet 1994, en raison de l’avancée des troupes de l’armée de Kagamé, les soldats français durent finalement quitter la zone Turquoise. Le repli se fit en direction de la République Démocratique du Congo [RDC, ex-Zaïre]. Il s’agissait alors, pour les soldats de Turquoise, de battre en retraite jusqu’à la frontière, en drainant avec eux la population et en poursuivant son entraînement, afin de reconquérir le Rwanda par la force le moment venu.
Isidore affirme que « les Français disaient que ceux qui resteraient dans la zone Turquoise seraient dorénavant considérés comme des Inyenzi [des cafards] » et qu’ils leur ont demandé de détruire toutes les maisons avant de quitter les lieux.
Puis il précise qu’il a vu « les Français emmener les dirigeants Hutu dans des hélicoptères afin de les exfiltrer du Rwanda ». Il insiste : « Je les ai vus faire ! Ils les amenaient à Bukavu [dans l’ex-Zaïre, NDLR] par hélicoptère. » D’après le témoin, arrivés au Congo, les militaires français formèrent à nouveau, non seulement les soldats, dont il faisait partie, mais aussi les miliciens Interahamwe qu’ils avaient réussi à récupérer. Il indique avoir vu des armes être déchargées des hélicoptères afin de réarmer tous ces gens.
Les officiers français allaient confier leur tentative de reconquête du Rwanda à leurs amis et protégés qui venaient juste de commettre, avec leur aide directe, l’ethnocide de plus de 800 000 civils. En toute connaissance des faits, pour cause…
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Troisième jour de témoignages devant la commission.
[Un paravent a été dressé afin que le témoin ne soit pas visible du public. C’est une voix de femme. Son histoire débute alors qu’elle se trouve dans un stade de football. Le témoin portait alors un enfant en bas âge.]
J’étais restée vivante avec mon enfant en bas âge sous un tas de morts qu’on fusillait et qui tombaient sur nous. Je parvins à entendre qu’on disait que les “cafards” étaient intelligents et n’étaient probablement pas tous morts. Alors ils se sont mis à nous transpercer de leurs lances. Lorsqu’ils sont enfin partis, j’ai eu la force de pousser les gens au-dessus de moi jusqu’à parvenir à sortir ma tête du tas de cadavres. J’ai constaté qu’il n’y avait plus personne. Alors je me suis rendue dans la bananeraie et je me suis cachée dans la rivière. On nous cherchait à l’aide de chiens que j’entendais aboyer.
Je me suis finalement dit que je préférais être tuée sur la route qu’ici. J’ai donc pris la direction de Cyangugu. La police m’a aperçue. J’ai couru. J’ai passé trois jours en marchant dans la brousse. Arrivée à Kamambe, on m’a battue au niveau d’une barrière où il y avait des gendarmes, puis on m’a emmenée à l’usine, où 6 femmes se trouvaient déjà. Ils disaient qu’ils allaient nous brûler.
Les Interahamwe ont dit aux gendarmes que je tentais de me protéger avec l’enfant que je portais. On m’a demandé à qui était cet enfant. J’ai répondu que c’était le mien. Afin de m’en sortir, j’ai prétendu que c’était l’enfant d’un soldat. Les Interahamwe m’ont demandé de partir et de laisser l’enfant qu’ils allaient tuer, à quoi j’ai répondu qu’il faudrait dans ce cas me tuer avec lui.
Un gendarme est alors venu à notre rencontre et m’a demandé pourquoi on criait ainsi. Je lui ai expliqué que l’enfant était celui d’un soldat. Pour prouver aux gendarmes que c’était bien mon enfant, j’ai pressé mes seins afin d’en faire sortir du lait. J’ai inventé que c’était l’enfant d’un gendarme du nom de Jean-Baptiste. Le gendarme a alors demandé qu’on me laisse partir. Les Interahamwe ne voulaient pas. Alors les gendarmes ont menacé de les tuer s’ils ne nous laissaient pas partir.
J’étais blessée par une balle qui m’avait frôlée. De plus, moi et l’enfant étions nus. Le gendarme m’a donné une blouse pour couvrir l’enfant ainsi qu’un pull pour couvrir mes parties génitales. On m’a donné de la nourriture.
Mon coeur battait, je transpirais. Je me suis évanouie. J’entendais qu’on disait : « Il faut lui donner de l’eau pour qu’elle tente de fuir. On ne peut pas l’emmener au stade car les Interahamwe vont la tuer ». J’ai passé la nuit à l’endroit où se tenaient les gendarmes. Je suis partie en rebroussant chemin et ai trouvé un autre endroit. Les Interahamwe sont alors venus des plantations de bananes et m’ont trouvée. « Pour te laisser fuir », m’a dit l’un d’entre eux, « tu dois d’abord te donner à moi. Si tu refuses, alors j’appelle les autres et ils te tueront en entrant des instruments dans ton vagin. » [La femme pleure.]
Il m’a demandé de mettre l’enfant à terre ce que je ne voulais pas parce qu’il avait plu. J’ai dû pourtant le faire. Il m’a violée. J’ai eu beaucoup de mal à me relever. J’ai finalement réussi à prendre la route. Le lendemain, j’arrivai près d’un stade d’où j’entendais des gens crier. On les y exterminait. Le surlendemain matin on nous a fait entrer dans le stade. On nous a dit qu’on allait nous tuer plus tard. Un gendarme m’a dit avoir entendu parler de moi, que j’allais être tuée, qu’il ne pouvait pas m’aider et qu’il fallait donc que je parvienne à me cacher. Dans le stade, on nous a demandé de lâcher les enfants et de venir au centre.
À plusieurs, on a essayé de fuir, c’était vers 4 heures du matin, mais on s’est fait rattraper. Nombre de mes compagnons ont été poignardés tandis que je courais à nouveau vers le stade. On nous a alors dit que plus de 350 personnes étaient mortes dans le stade. Le préfet nous a déclaré qu’on n’était pas bien intelligent. « Où pensiez-vous aller ? », nous a-t-il demandé.
C’est alors que la Croix-Rouge du Congo est venue nous donner de la nourriture. Ils ont demandé au préfet d’arrêter cette tuerie, ce que le préfet a refusé en disant qu’il ne voulait pas de Tutsi ici. On nous a dit qu’il y avait des Blancs à Nyarushishi [ex-préfecture de Cyangugu, NDLR]. Nous y sommes allés après quelques jours.
Quand nous avons pénétré dans ce camp, au mois de mai, le personnel de la Croix-Rouge nous a dit que les Interahamwe étaient à l’extérieur, nous déconseillant donc formellement d’aller puiser de l’eau hors du camp. « Les gendarmes iront le faire à votre place », nous a-t-on dit.
Ils nous ont dit de patienter en attendant les Français qui viendraient nous protéger. « Il faudra alors leur montrer que vous êtes heureux et bien les recevoir », nous ont-ils indiqué. Nous sommes donc allés danser pour les accueillir. On était au mois de juin 94. [L’opération Turquoise avait débuté et les Français entrèrent dans Nyarushishi le 23 juin, ce à grand renfort de publicité. Nyarushishi s’avérera être la vitrine humanitaire, le Theresienstadt de l’opération militaire, NDLR].
Les Français ont mis trois jours avant de distinguer où étaient les tentes des femmes tutsis dans le camp. Ils sont entrés dans nos tentes, nous ont choisies, nous ont fait sortir de la tente et nous ont dit « Marche ! ». Une fois dans leur tente, ils nous ont fait boire de l’alcool tout en prenant des photos de nous tandis que nous buvions. Ils nous ont ensuite déshabillées et nous ont violées. Un Français mettait son sexe dans ma bouche, un autre dans mon vagin, un autre touchait mes seins. Tout cela en continuant à prendre des photos et en nous les montrant. Ils connaissaient quelques expressions à caractère sexuel en kyniarwanda, comme « avoir un orgasme ».
À 4 heures du matin, ils nous ramenaient. Ils indiquaient à leurs collègues où se trouvaient les belles femmes. Chaque fois, j’étais photographiée, on me faisait boire de l’alcool. Ils faisaient cela parfois en me surprenant dans mon sommeil. Ils faisaient ça à trois ou quatre. Et puis ils nous ramenaient. Et tous les jours venaient de nouveaux soldats.
Mes organes sexuels avaient fini par gonfler. J’ai eu des infections. J’avais beaucoup de douleurs dans mon estomac. Je suis allée voir une femme infirmière qui me massa avec de l’eau chaude salée. Tandis qu’elle faisait cela, des hommes armés nous regardaient. Plus tard, ayant constaté que je n’avais plus mes règles, elle m’a demandé qui m’avait mise enceinte. Je lui ai répondu que c’étaient les Français. J’ai finalement fait une fausse couche.
Quelqu’un qu’on appelait « colonel », et qui venait parfois me voir, a finalement donné l’ordre à ses collègues « d’en trouver d’autres ». Il avait décidé de me garder pour lui seul. Il m’a donné un habit de soldat que j’ai toujours.
Je crois que les Français sont restés plus d’un mois dans le camp. Ça s’est arrêté quand les Inkotanyi sont arrivés.
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Voici le témoignage du quatrième témoin de cette seconde journée d’auditions :
Je suis cultivateur. J’étais allé à Murambi vendre des beignets et des bonbons. Je crois que c’était au mois de juin 94. Je vivais chez un juge qui s’appelait Théogène et pour qui je travaillais. Alors que j’étais assis à vendre mes produits, j’ai été arrêté par des Français. Ils étaient accompagnés d’un jeune interprète qui me traduisait en kyniarwanda ce qu’ils disaient. Ils ont dit que j’étais un complice des Inyenzi.
Un Français m’a tenu par le cou et m’a emmené dans un immeuble. J’y ai rencontré douze autres détenus qui saignaient du nez. J’ignore de quoi on les accusait. Nous ne discutions pas. Ils nous ont mis la tête par terre et les jambes en l’air et nous ont battus. Je me suis plié comme un rat malade. Lorsque je fus fatigué, ils m’ont fait sortir et m’ont emmené devant leur véhicule. Ils m’ont ligoté les mains en arrière et aussi les jambes. Ils m’ont mis dans un sac, de manière à ce que seule ma tête en dépasse. Ils ont serré fort afin de m’étrangler.
Un Français, avec une arme à sa portée, a piétiné mon cou et m’a enjoint de ne pas me lever car sinon il me mettrait la tête complètement dans le sac. Il y avait deux véhicules en tout et six personnes dans chaque véhicule. Je suis monté avec l’interprète et six Français dans le camion de derrière et nous nous sommes rendus à Gisenyi. On m’a dit qu’on allait débusquer les cafards qu’il y avait chez moi. Mais on n’en a pas trouvé. Quand ils ont vu qu’il n’y avait rien, ils se sont retournés sur la route, cette fois en direction de Murambi. Je me suis dit que s’ils m’amenaient à Murambi, ils allaient me relâcher.
[Le vieil homme interrompt un instant son témoignage pour lancer à la Cour ainsi qu’à l’assistance :] Il faut me croire, je vous montrerai les blessures sur ma tête. Mais il ne faudra pas se moquer de moi.
Quand on est arrivé, un hélicoptère était là. Ils m’ont mis dedans et m’ont fait asseoir sur une chaise. La porte de l’hélicoptère est restée ouverte. Ils m’ont ensuite jeté de l’hélicoptère dans la forêt de Nyungwe. Il regarde le plafond puis l’indique du doigt à l’intention des commissaires : d’une hauteur semblable à celle du plafond de cette salle.
Les arbres m’ont blessé. J’étais ensanglanté. J’étais comme mort. J’ai rampé. Je connais assez bien cette forêt. J’ai rampé du matin jusqu’à 6 heures du soir, alors qu’il faut 4 heures normalement pour parcourir ce trajet. Les gens que je croisais disaient, en me montrant : “voilà une personne qu’on a jeté d’un hélicoptère”.
Vous voyez ma bouche comme elle est maintenant ? [Le témoin enlève son calot blanc :] et ma tête ! [Trois grosses blessures circulaires se détachent nettement sur son crâne chauve.
Il enlève maintenant son pantalon et montre les traces de blessures sur ses fesses.] Ce sont les arbres qui m’ont fait mal. [Le témoin hurle soudain de colère dans le micro :] Je veux que vous compreniez le mauvais cœur des Français ! [Un technicien se déplace vers lui et lui demande de ne pas crier afin que l’on puisse l’entendre et le comprendre correctement.]
J’aimerais ajouter une autre information. J’aimerais que mon témoignage soit bien suivi. J’aimerais vous emmener là-bas.
— Oui nous irons, a répondu le président de la Commission.
(Source : Serge Farnel, Menapress)
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Témoin : A*, chauffeur
Je m’appelle A*, né en *, à B*, commune de Kamabuye. En 1994, j’ai été employé comme chauffeur de Yusufu Munyakazi, qui est de ma famille.
Moi, en 1994, après le génocide, j’étais un Hutu qui n’était pas recherché. Nos dirigeants nous ont enseigné que l’ennemi était le Tutsi.
Cela avait commencé dès la plus petite école, on nous apprenait qu’il était impossible qu’un Hutu et un Tutsi puissent s’entendre. Nous avons pris conscience que l’ennemi était le Tutsi, car il est toujours de mauvaise foi. J’ai grandi dans cet état d’esprit. Lorsque les partis politiques ont été autorisés, j’étais prêt à m’engager, les responsables des partis, les ministres, les préfets ont continué à nous l’apprendre de manière plus intensive.
En 1992, très motivé, je suis volontaire plutôt deux fois qu’une pour rejoindre un groupe de jeunes Hutu sélectionné au sein des Interahamwe, pour se battre pour notre pays, comme on nous l’avait appris. Pendant toute la guerre, nous avons appliqué ce qui nous avait été enseigné.
J’ai aimé les Français, ce sont des gens qui nous ont beaucoup aidés au Rwanda. D’abord, pendant la guerre proprement dite, entre les Hutu et les Tutsi, entre les ex-FAR et le FPR, les Inyenzi. Les Français nous ont beaucoup aidés. C’est d’eux que nous avons reçu le plus d’aide. La plupart des aides militaires venaient de France. Ce sont les Français qui entraînaient nos militaires qui, à leur tour, descendaient sur les collines pour nous entraîner. Ils nous amenaient le matériel qu’ils avaient reçu des Français, et ils nous apprenaient à les utiliser au combat, quand nécessaire.
L’exemple que je peux donner : des grenades, des fusils du type FAL. Ce sont les Français qui distribuaient tout ce matériel dans tout le pays.
En juin 1994, les Français sont arrivés dans notre pays. Ils entraient par le Congo. Ils logeaient à l’hôtel Résidence, c’est là que je les ai vus la première fois, à l’occasion d’une réunion avec le préfet et le commandant de la région, pour préparer leur entrée dans le pays par cette ville. Cet hôtel est du côté congolais, à Bukavu.
Plus précisément, à l’hôtel Résidence, j’y suis allé avec Munyakazi Yusufu. Dans une jeep de la marque Suzuki. Nous avons laissé la voiture et avons emprunté un minibus en compagnie du préfet et du commandant militaire, ainsi que le député Barigira Félicien. Ils ont eu une réunion restreinte à l’hôtel.
Nous sommes rentrés le soir avec deux Français, qui nous ont accompagnés jusqu’au pont marquant la frontière. Il avait été décidé qu’ils entreraient le lendemain. Mais ils n’ont pas attendu le lendemain, ils sont rentrés dans la nuit, vers 8 heures du soir, masqués avec des tricots ninja sur le visage ! C’est des espèces de tricots noirs qui couvrent le visage avec des trous pour les yeux et la bouche. C’est bien de couleur noire.
[Courte question non retranscrite.]
— Oui, ils sont entrés la nuit par le pont avec leurs jeeps et leur matériel. Ils disaient qu’il n’y avait plus de matériel de travail, ils nous ont approvisionnés en fusils, munitions, grenades et tout le reste.
Ils se sont divisés en petits groupes et se sont mis à rechercher les survivants tutsi. Quand ils en trouvaient, ils leur disaient qu’ils venaient les sauver alors que c’était un piège. Ils arrivaient, les rassuraient en leur disant qu’il n’y avait plus rien à craindre, qu’il n’y avait plus de problèmes. Ils repartaient et donnaient le signal en tirant en l’air. Nous comprenions donc que les Français partaient et les Interahamwe se mettaient en route pour aller tuer ces gens.
Q.Ce sont les Français qui tiraient en l’air ?
— C’était bien entendu un accord entre nous et les Français. De toute façon, ils avaient la capacité de nous arrêter s’ils l’avaient voulu. Nous n’avions plus rien pour nous défendre. Et de leur côté, les Tutsi se défendaient autant qu’ils le pouvaient, à coups de cailloux et autres projectiles. D’avril à juin, ils avaient repris courage. Quand les Français sont arrivés, ils ont cru que les Français allaient les sauver et en fait les Français les ont trahis. Quand ils arrivaient près de leurs cachettes, ils mettaient leurs cagoules, ils ne voulaient pas être reconnus.
Pourquoi je dis que certains Tutsi avaient repris courage ? Je le dis parce que c’est le cas. Ils espéraient qu’ils n’allaient plus mourir. Ici à Cyangugu, le major Cyiza les avait protégés. Mais lorsque les Français sont arrivés, ils nous ont distribué du matériel pour pouvoir tuer ceux qui avaient échappé à la mort.
Nous autres avons trouvé la force et la manière de tuer ceux qui avaient échappé à la mort. À l’arrivée des Français, nous les avons accueillis comme nos alliés de toujours que nous connaissions vraiment bien. C’est vrai, ils nous l’ont prouvé, ils ne nous ont jamais rien interdit sur ce point. Eux, ils étaient contents de nous et n’ont jamais rien fait pour entraver le travail de ceux qui faisaient tout ça.
Qui était l’ennemi ? Eux aussi savaient que l’ennemi était le Tutsi. Quand ils arrivaient à un endroit où il y avait des Tutsi… À ce moment-là les Tutsi avaient faim, certains avaient passé beaucoup de jours sans rien manger, en se cachant dans la brousse. Les Français avaient des biscuits enrichis, des conserves. Au lieu de les donner à ces gens affamés, non, ils les donnaient aux Hutu et aux Interahamwe. Lorsqu’ils quittaient les lieux, ils tiraient en l’air, c’était le signal qui nous laissait le champ libre pour les tuer.
Un exemple que je peux donner : vous voyez, la première jeep est arrivée à Mibilizi – le premier coup de frein c’est Mibilizi, c’est là où les premiers Français se sont arrêtés –, il y avait là des Tutsi qui avaient survécu. Mais à cause de ce qui avait été décidé dans cette réunion – à laquelle je n’avais pas participé directement –, lorsque les Français ont quitté Mibilizi pour retourner à Kamembe, ces gens ont été tués immédiatement. Là, il restait presque 3 000 personnes, elles furent toutes tuées.
À cette époque, il y avait beaucoup de cadavres dans le pays, c’est encore une fois les Français qui nous ont conseillé de jeter les corps dans l’eau ou de les enterrer au lieu de les laisser au vu et au su de tout le monde. À cette époque, les gens étaient tués et abandonnés sur place. C’était gênant de laisser les corps apparents, les Français nous ont demandé que nous les enterrions ou les jetions dans l’eau. Nous les jetions dans la Rusizi. Chez nous, à Bugarama, les gens ont tous été jetés dans l’eau de la Rusizi, et elle les a emportés.
[Question non retranscrite.]
— Je ne suis jamais allé à Nyarushishi, là où je suis allé c’est à Mibilizi.
Les Français, un autre endroit où nous nous sommes retrouvés, c’est à Kibuye.
Sur la colline de Bisesero, il y avait beaucoup de Tutsi. Il y avait eu beaucoup d’attaques depuis le 15 avril. Ils ont été souvent attaqués, mais ils avaient réussi à se défendre tant bien que mal. Mais quand les Français sont arrivés, ils ont recommencé leur ruse : ils ont appelé les Tutsi qui étaient cachés en leur promettant protection. Une fois que les Tutsi étaient réunis, ils ont immédiatement donné l’ordre et on a tué tous les survivants.
Moi, je suis allé vers Kibuye dans le cadre des renforts que nous apportions : des fusils, des grenades et des Interahamwe armés de gourdins et autres. On est allé jusqu’à Bisesero, là nous avons été accueillis par Obed Ruzindana et Clément Kayishema, les responsables de la région venus de Kibuye pour nous accueillir.
Au mois de juin, à l’arrivée des Français, il y avait déjà eu l’attaque du 15 avril. Il y a eu la deuxième à leur arrivée parce qu’ils ont réalisé que les Tutsi étaient encore nombreux, ils n’étaient pas morts.
Ils n’ont pas voulu qu’on y aille immédiatement. Ce sont les Français qui nous ont précédés, ils étaient passés par le Nord vers Kibilira et sont arrivés par le lac. Ils nous ont envoyé un message comme quoi les Tutsi étaient fort nombreux dans le coin. Ce sont les Français qui assuraient la communication.
Nous avons été appelés car il y avait de nombreux Tutsi. Ce sont les Français, qui étaient arrivés là en premier, qui ont demandé des renforts. Nous sommes arrivés après les Français, ils avaient fait le regroupement des gens, et ils ont discuté avec nos responsables. Et quand ils ont eu fini de discuter, ils sont repartis tranquillement, laissant le champ libre. Ils étaient là. Je me souviens d’un hélicoptère muni d’une mitrailleuse. Ils ont laissé le champ libre aux tueurs et sont repartis. L’hélicoptère est parti et c’est Ruzindana qui a donné l’ordre d’en finir, nous avions tout ce qu’il fallait pour le faire. C’est Yusufu qui a mis ses gars de Bisesero pour terminer le travail et voilà. C’était là, dans Bisesero.
C’est à Yusufu qu’ils envoyaient les messages. Il est de ma famille, ma famille proche, c’est mon oncle paternel et mon parrain.
Nous nous rendions par là à l’appel des Français. C’est eux qui avaient les infos sur les survivants et tout le reste.
[Question non retranscrite.]
— Des Tutsi blessés ? j’en doute, il n’y avait que des morts, à moins que ce ne soit après. La situation était tragique, car c’était au moins la sixième attaque. Il y avait eu les attaques d’avril, puis celles de juin avec le retour des Français. Toutes les communes des alentours étaient là, nous étions plus de dix mille.
Sur la plus haute colline, il y avait une grosse malle, moi je sais lire et écrire, et sur cette grosse malle c’était écrit “Made in France”. Cette malle avait été amenée immédiatement par hélicoptère. Il y avait dedans des roquettes que l’on tirait sur les collines et qui brûlaient les gens. Les Français les ont données aux Interahamwe. Ils tiraient sur la plus haute colline de Bisesero. Vous pouvez y aller voir, ce sont les Français qui ont amené ça là. Oui, les roquettes, ce sont les Français qui les ont amenées là. Cet hélicoptère tournoyait dans le ciel.
Les Français n’ont rien fait de bon, ils ont fait ce qu’ils voulaient. Une fois qu’ils nous avaient vendu leur matériel, ils se sont retirés lâchement. Juste, après, ils ont été des chiens, les pires salauds, ils ont commencé à prendre les rescapées et les forcer à devenir leurs femmes.
Les militaires français, là où ils ont été les plus pourris, c’est quand ils prenaient des filles rescapées et les forçaient à devenir leurs femmes. Ils les prenaient dans les camps et faisaient d’elles ce qu’ils voulaient.
Elles étaient contraintes, bien sûr, que voulez-vous que puisse avoir à dire une rescapée ? Les survivants étaient là abandonnés de tous, leur salut ne pouvait venir que de ces Blancs ! Le Français en faisait son objet de plaisir. Peu de temps après, il l’abandonnait et en prenait une autre…
Cela s’est souvent produit à Nyarushishi, chez nous aussi, à Bugarama, partout où ils étaient.
Lorsque tu étais Tutsi, tu devais mourir et c’est tout.
Au moment de fuir au Zaïre, ce sont les Français qui ont demandé aux gens de fuir. Ils ont occupé les postes frontières et ont demandé à la population de fuir comme quoi les Inyenzi allaient tous les tuer.
Non, ils n’ont rien fait pour protéger le pays. Je dirais même qu’ils sont venus prêter main forte à cette catastrophe, ce sont eux qui nous aidaient ou nous motivaient à détruire les bâtiments publics, les usines, etc.
Les Français venaient pour accomplir ce qui avait été prévu en accord avec Habyarimana, même si celui-ci était mort.
Ils n’ont porté aucune assistance aux victimes. Si c’est ce qu’ils prétendent, qu’ils nous montrent alors un seul tueur qui ait été arrêté par eux. Ils ont peut être tué un à cinq Interahamwe. Si c’était ça l’objectif, pourquoi n’ont-ils pas tué Munyakazi par exemple, lui qui commandait un bataillon entier de tueurs ? Cette question simple exige une réponse de leur part, interrogez-les pour nous. Yusufu qui nous commandait, pourquoi ne l’ont ils pas arrêté ?
(Source : Interview recueillie par Georges Kapler
pour la Commission d’enquête citoyenne. Traduction d’Assumpta Mugiraneza)
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Témoin : I*., rescapé de Bisesero
Je m’appelle I.*. Je suis né à *.
Les Français sont arrivés le 27 juin. Nous étions restés peu nombreux, environ 5 ou 6 000 rescapés. La plupart étaient blessés et nous étions tous affaiblis. À leur arrivée, je n’avais plus qu’un seul membre de ma famille, c’est un oncle qui s’appelle Naasson, il ne reste plus que lui et moi parmi les descendants de mon grand-père. C’est après que j’ai appris qu’il me restait encore une sœur et un cousin germain, ils s’étaient cachés et j’expliquerai après comment cela s’est passé.
Les Français sont arrivés par hélicoptère accompagnés d’Interahamwe, habillés avec des vêtements de la Croix Rouge, pour nous faire croire que c’étaient des gens de la Croix Rouge.
Ce sont eux qui nous appelaient par microphone en nous demandant de nous montrer et de sortir de nos cachettes – on se cachait dans les trous des mines qui sont à Bisesero. Ils nous disaient qu’il fallait qu’on se montre parce qu’ils venaient nous sauver, qu’ils avaient l’intention de nous transporter à l’abri, dans les zones occupées par le Front patriotique, là où il n’y avait aucun risque d’être tué.
Certains sont venus par hélicoptère avec les Français, il y avait entre autres trois hélicoptères, trois que j’ai vus de mes propres yeux. Les autres sont arrivés par jeep, il y en avait trois, je n’en ai pas vu d’autres. C’étaient des jeeps de Français avec des Interahamwe qui étaient déguisés avec des vêtements de la Croix Rouge : c’était une ruse pour qu’on ne les reconnaisse pas, ils étaient avec quelques militaires dans les jeeps.
Si je prends ceux qui sont arrivés par hélicoptère et ceux qui sont arrivés par la terre, ils ont utilisé le microphone pour nous dire qu’ils venaient pour nous sauver, que c’était l’occasion que leur donnaient les Français de nous sauver. « Montrez-vous pour que les Français puissent vous mettre en sécurité. » Ils nous parlaient en kinyarwanda, car les Français ne le parlent pas.
Parmi nous, il y avait nos dirigeants, on ne voulait rien faire sans les consulter, ils ont commencé par refuser la proposition parce qu’ils croyaient que c’était un mensonge. Les hélicoptères sont arrivés vers 9 heures, 10 heures ; à 12-13 heures, les hélicoptères étaient encore là, il nous semblait que les Français venaient nous sauver, sauf que ça s’est révélé faux. Ils nous lançaient des rations de combat, ils nous invitaient à manger et ils nous donnaient de l’eau à boire. Ils nous rassuraient : « Montrez-vous, plus personne ne sera tué. »
C’est après que tout le monde se soit montré qu’ils se sont rendu compte que nous étions nombreux, plus nombreux que ce qu’ils pensaient. Vers 17 heures, le 27 juin, ils nous ont dit qu’on était plus nombreux que ce qu’ils pensaient. Ils pensaient à une centaine de gens et ils ont constaté que nous étions entre 3 et 5 000. Ils nous ont demandé de rester là, et la nuit commençait à tomber. Ils nous ont demandé de rester groupés parce qu’ils devaient aller à Kibuye chercher les camions pour nous transporter à un endroit prévu en sécurité.
Avant, les hélicos tournoyaient en l’air. Après, quand nous avons accepté de nous montrer, ils ont atterri au-dessus de la colline, là ou il y a le monument aux morts de Bisesero.
Ils ont atterri, sauf un seul qui est descendu, et les militaires français ont sauté sans qu’il atterrisse, et il a continué à voler. Les hélicoptères qui ont atterri, c’est ceux qu’on avait l’habitude de voir au Rwanda, mais celui-là c’était un nouveau type d’hélicoptère que je ne connaissais pas. Il était plus long, les autres étaient plus tassés et celui-là était assez allongé. Il avait une forme de banane bien allongée avec deux hélices, plus petites que celles des hélicos habituels, devant et derrière.
Ils étaient à terre, mais avant d’atterrir, ils avaient tournoyé en l’air pendant deux ou trois heures. Pendant ce temps, les Interahamwe habillés en Croix Rouge s’étaient adressés à nous par microphone. Pendant qu’ils parlaient, les soldats français se montraient, c’étaient des Blancs, pour qu’on voie que ce n’étaient pas des soldats rwandais, et ceux qui se montraient n’étaient pas des Noirs.
Donc, à 17 heures, ils nous ont dit qu’ils allaient en ville chercher les camions pour nous transporter, ils nous ont dit de ne pas avoir peur et de rester groupés si on voyait les camions arriver : « Ne vous inquiétez pas, les camions viennent vous chercher, ne vous inquiétez pas. » Les camions sont arrivés entre 10 heures du soir et 1 heure du matin. Comme ils nous avaient dit de ne pas bouger, qu’ils s’étaient montrés agréables, on avait l’impression qu’ils étaient contents de nous sauver. Et nous, c’est ce qu’on souhaitait vu la situation dans laquelle on était depuis le début du génocide. Au 26 juin, cela faisait trois mois. N’importe qui dans la même situation depuis trois mois accepterait. Quand les camions sont arrivés, on est resté tranquilles. Si on s’était douté qu’il y avait un problème, on aurait pu fuir.
Les camions sont arrivés avec les Interahamwe, quelques soldats rwandais et quelques soldats français, ils transportaient à peu près 500 personnes, et il y avait plus de 10 camions. Il y avait entre 50 et 80 soldats français. Les Interahamwe et les soldats rwandais ont commencé a nous tirer dessus massivement, les Français sont restés de côté, éclairés par les phares des camions, on y voyait clair.
Nous, on avait fait confiance en croyant que les camions venaient nous chercher, on ignorait qu’ils venaient nous tuer. Il y avait parmi eux les Interahamwe qu’on connaissait et les soldats rwandais, les Français regardaient comment ils nous tuaient. Ceux qui essayaient de s’échapper tombaient sur d’autres groupes d’Interahamwe, il n’y avait nulle part ou aller parce que les Interahamwe t’achevaient à la machette.
Ce jour-là, ils m’ont coupé à la tête. Voyez ma cicatrice ! Pendant qu’ils me coupaient à la tête, j’ai mis ma main et ils m’ont coupé la main. C’est à ce moment qu’ils ont coupé mon oncle, mais il a pu en réchapper et il a été tué plus tard au mois d’août.
Il s’était caché chez des gens jusqu’au mois d’août, et au mois d’août ils en ont eu marre de cacher un Inkotanyi, ils traitaient tous les Tutsi d’Inkotanyi. Ils l’ont tué sur l’incitation des Français qui vérifiaient que les gens avaient bien été tués, et les responsables de partis menaçaient également les gens qui avaient mis a l’abri les survivants.
La plupart des gens étaient tués sous le regard des Français, et les gens souvent sortaient de leurs cachettes car ils étaient rassurés par la présence des Français. Cela concerne Bisesero, mais aussi les environs de Kibuye.
Quand ils avaient appris que les Français étaient là, ils sortaient tous de leurs cachettes. Ça concernait toute la zone Turquoise de Gikongoro à Cyangugu. Les hélicoptères la survolaient en lançant des appels. C’était pour que les gens sortent de leur cachette. Et une fois qu’ils en sortaient, on les tuait tous.
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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J*, ex-Interahamwe
Je m’appelle J*. J’ai été formé au centre d’entraînement commando de Bigogwe à Gisenyi. J’ai quitté Gisenyi pour Cyangugu là où je me trouvais au moment du génocide. Je fus sollicité pour entraîner les Interahamwe, j’avais leur confiance, ils connaissaient ma capacité à remplir une telle tâche. J’ai 35 ans.
J’ai donc été sollicité par les responsables de l’époque, le commandant militaire, le lieutenant Manishimwe et le préfet Bagambiki.
J’avais reçu la formation militaire au camp Bigogwe par les instructeurs français. C’étaient des exercices militaires sans aucune distinction d’avec les exercices de militaires professionnels. C’était pour faire mal.
En bref, nous les entraînions à courir longtemps et acquérir de l’endurance, à monter à l’aide d’une corde, à tuer avec le couteau et aussi aux exercices de tir.
Question : On leur apprenait à se servir des grenades ?
— Je ne me souviens pas des noms de nos instructeurs, mais c’étaient des Français, ils sont ceux qui ont introduit pour la première fois les fusils de type “machine gun”, c’était la première fois qu’ils nous les ont apportés à Bigogwe.
Moi, on m’avait confié la tâche de former les Interahamwe, je les ai formés pendant longtemps. Par après, il y a eu l’innommable qui a touché le Rwanda. Mais auparavant, il y avait eu la guerre entre nous et les cancrelats Tutsi. Là où j’étais dans le Bigogwe, les Français nous avaient formés en nous disant que c’était pour aller combattre l’ennemi et le seul ennemi était le Tutsi. Jusqu’au moment où nous avons tué les Bagogwe qui habitaient dans le coin. C’étaient des Tutsi, ils ont été tués après l’arrivée des Français, qui n’ont strictement pas réagi alors que c’étaient eux qui nous avaient appris à faire autant mal.
En 1994, lorsqu’a eu lieu le génocide, les Interahamwe ont appliqué ce que nous leur avions appris, que nous-mêmes avions appris auprès des Français. Ils se sont appliqués à tuer les Tutsi. Ils n’ont pas cessé de tuer. Jusqu’au moment où les Français sont venus à notre secours. Les responsables locaux nous l’avaient annoncé en nous demandant de ne pas nous inquiéter, qu’ils avaient appelé à l’aide, et que les Français allaient venir nous aider, parce qu’ils avaient appris que les Tutsi risquaient de s’emparer du pays.
C’était vers la fin juin. Nous avons donc appris que les Français arrivaient, les responsables nous l’ont dit en nous enjoignant de leur préparer un accueil chaleureux. Nous sommes allés à Rusizi, c’est tout près d’ici. Nous leur avons fait la fête comme il se doit ! Il y avait tous les dirigeants, Manishimwe et le préfet Bagambiki. Il y avait aussi un commerçant très engagé parmi les Interahamwe du nom de Bandetse Édouard. Ils nous donnaient des signes de satisfaction. Nous disions merci aux Français, eux qui allaient venir nous sauver du mal tutsi.
Les Français sont venus et ont discuté à la frontière avec Bagambiki et Manishimwe, le lieutenant qui commandait la région. À la fin, les Français sont allés à Nyarushishi immédiatement, un endroit où on avait rassemblé les Tutsi qu’on avait sortis du stade Kamarampaka. Deux jours après leur arrivée, nous avons reçu un message demandant que nous regroupions les Interahamwe pour qu’ils se rendent à Nyarushishi pour tuer les Tutsi.
Nous avons donc rassemblé les Interahamwe et sommes montés à Nyarushishi et nous avons encerclé le camp. Nous venions de l’encercler lorsqu’est arrivé un Français, j’ignore si c’était le supérieur des autres, mais il nous a dit, étant donné que ces gens sont si nombreux rassemblés ici, les satellites ont dû les photographier, la communauté internationale risque de les avoir repérés, vous ne pouvez plus les tuer ici. Par contre, tous ceux qui se cachent, vous pouvez les débusquer et les liquider. En redescendant, nous brûlions et détruisions systématiquement les maisons qui n’avaient pas encore été touchées. Lorsque nous en croisions un qui avait un nez un peu long, nous le tuions sans même vérifier son identité : « Même le Français a signé ta mort », disions-nous. C’est ce que nous disions partout, que même le Français nous avait accordé la licence de tuer.
Avant de quitter Nyarushishi, les Français nous avaient donné des grenades et des rations de combat. Nous sommes redescendus en mangeant et dans la gaieté. Les faits continuaient. Nous, à la frontière, nous continuions à tuer les gens et les jetions dans le lac Kivu. Sous les yeux des Français bien sûr ! À un moment, les Français nous ont dit : « Vous autres Rwandais hutu n’êtes pas intelligents. Vous tuez les gens et les jetez dans l’eau sans rien faire d’autre ! Ignorez-vous qu’ils finiront par remonter à la surface et qu’ils vont être vus par des satellites. Vous ne savez vraiment rien ! » Ce sont les Français qui nous ont appris à ouvrir le ventre après l’avoir tué et jeter le corps à l’eau sans qu’il ne risque de remonter à la surface. Nous l’avons appris et avons commencé à l’appliquer.
Même après, lorsqu’ils nous trouvaient en train de détruire et piller une maison, ils nous demandaient si nous savions où était le propriétaire de la maison. Si tu avais le malheur de dire que tu avais entendu dire qu’il avait pris la fuite et que tu ne savais pas ce qu’il était devenu, il te tuait lui-même ou presque. Il te disputait, te traitait de bête : « Au lieu de commencer par éliminer le propriétaire avant de t’attaquer à la maison, tu fais l’inverse ? Que vas-tu pouvoir lui raconter après ? Il s’agit de l’ethnie qui vous combat, n’est-ce pas ? » Ils nous le disaient les yeux dans les yeux, se demandaient pourquoi nous étions aussi bêtes : « Commence d’abord par éliminer le propriétaire et tu verras pour la destruction de la maison par la suite », disaient-ils. Tout cela, nous l’avons appris d’eux. Ainsi donc, à dire vrai, les Français sont venus soutenir le génocide, de manière claire et visible, parce qu’ils nous ont soutenus de plusieurs façons.
Ils nous ont dit qu’ils partaient à Gikongoro et à Kibuye pour barrer la route au FPR, pour qu’il ne mette pas le pied dans Gikongoro. Ils nous ont assuré qu’il n’était pas concevable que le FPR puisse venir nous trouver à Cyangugu. Ils nous demandaient de nous occuper de trouver tous les Tutsi qui se trouvaient encore dans la région pour les exterminer, nous promettant que notre zone allait devenir, grâce à eux, la zone Turquoise. C’étaient des Français qui parlaient comme ça. Par après, ils nous ont dit qu’il était trop tard, que le FPR avait des forces qu’ils ne soupçonnaient pas, nous avions trop tardé à faire appel à eux, il était trop tard.
Ils ont parlé ainsi lorsque les choses tournaient mal pour eux, lorsqu’ils avaient commencé à échanger des tirs avec le FPR à Gikongoro. Ils nous ont dit : « Il n’y a pas d’autre issue », nous devions tous, sans exception, fuir au Congo. Que celui qui allait chercher à rester allait être désigné comme “cancrelat” lui-même. C’étaient les Français eux-mêmes qui parlaient ainsi.
Ils nous ont demandé de fuir, partout où ils passaient. Dans les petits centres commerciaux, ils incitaient les gens à fuir le FPR. Tout comme dans ces petits centres, ils demandaient à toute personne qu’ils croisaient : « Tutsi ou Hutu ? » Si tu répondais : « Hutu », ils te faisaient un signe d’amitié. Yes ! Mais pour reconnaître un Hutu, ils se fiaient à ce signe : le port du gourdin. Il y en avait des cloutés, que nous appelions “aucune-rançon-possible-pour-racheter-la-vie-de-l’ennemi”, cela avait fort impressionné les Français. Ils nous disaient que sur ce point, ils reconnaissaient que les Rwandais avaient un sens de la créativité, qu’ils n’auraient pas imaginé une telle arme pour tuer. Nous avions tué plusieurs fois avec ça devant leurs propres yeux et ils ne faisaient rien pour nous en empêcher.
Franchement, s’ils étaient venus pour sauver les gens, ils ne nous auraient pas laissé continuer à tuer les Tutsi devant eux, et encore moins nous donner une partie du matériel que nous employions.
Autre chose : si les Français n’avaient pas menti en disant qu’ils venaient les sauver, il n’y aurait pas eu autant de morts tutsi parmi ceux qui avaient survécu jusque-là. Au moment où les Français sont arrivés, les Tutsi survivants avaient mille et une chance de s’en sortir, en premier lieu parce que le FPR arrivait vite. Et qu’est-ce qu’ils ont fait les Français ? Ils se sont avancés pour aller retarder l’arrivée des troupes du FPR, pour éviter qu’elles ne viennent sauver les Tutsi qui restaient dans Cyangugu. C’est cela qui a aggravé les choses dans cette préfecture.
Oui, du moment où le FPR était retenu par les Français, nous avons trouvé le temps et la patience de débusquer ceux qui avaient pu se cacher. Avant, nous le faisions mais avec la crainte de croiser un soldat du FPR. Nous savions qu’ils allaient arriver un jour ou l’autre et avions vu certains de nos militaires courir pour fuir. Tu te disais que prendre le risque de chercher au fond des buissons, c’était prendre le risque d’y trouver un Inkotanyi qui ne te le pardonnerait pas.
Mais du moment où le Français nous avait dit : « Soyez sans crainte nous arrivons ! », nous nous sommes sentis sécurisés, nous avons commencé à aller plus profond dans les buissons pour débusquer les gens, en toute confiance et détermination parce que nous avions la bénédiction du Français et savions que nous allions même reconquérir le pays en entier.
Non seulement, ils nous conseillaient, mais même la nourriture, c’est eux qui nous l’assuraient. Et ils venaient vers nous. Parfois, ils rencontraient le préfet Manishimwe, qui envoyait un militaire qui s’appelait Bikumanywa : c’était un sergent major, responsable des stocks du camp Karambo. Il venait nous donner les instructions qu’il avait reçues des Français. « Allez partout sans crainte, nous sommes soutenus par le Français, celui-ci ne souhaite nullement voir le pays dans les mains du cancrelat. »
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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Témoin : Z*, ex-Interahamwe.
Nous avons fait des barrières avec des arbres. Là aussi les Français nous l’ont reproché car elles sont repérables par les satellites et cela nous dénoncerait. Ils nous ont conseillé de les enlever et de nous mettre sur les côtés pour tout surveiller nous-mêmes. Nous avons enlevé les troncs d’arbres qui coupaient la route et avons gardé l’œil en restant sur le côté. Ils nous ont expliqué qu’avec la surveillance de la communauté internationale, si les satellites voyaient les barrages, ça serait du plus mauvais effet. Ils nous ont donc conseillé de surveiller la route nous-mêmes, sans barrières.
Il n’y a jamais eu le moindre problème entre les Français et nous.
Ils ont distribué les armes même en dehors de Nyarushishi, à la douane par exemple lorsqu’ils entraient dans le pays.
Autre chose que nous avons fait avec les Français, c’est le massacre des Bagogwe [janvier 1991]. C’est chez eux que nous nous entraînions militairement. Avec les Français, nous y allions, avec un sergent accompagnateur qui nous disait : « Allez-y, massacrez-moi ces gens, ces Tutsi, c’est eux qui sont en train d’envoyer leurs enfants dans l’armée [du FPR] ». D’abord, nous avons hésité sur les intentions des Français, mais le sergent allait discuter avec nos instructeurs français et, étonnement, ils nous disaient : « Bien sûr, tuez-les, autrement, il ne faudra pas vous étonner quand ils vont vous attaquer. Moi, je vous entraîne certes, mais je n’irai pas sur le champ de bataille à votre place ! Moi, je vous donne tout le nécessaire, mais si vous, vous les laissez continuer à faire des enfants qu’ils envoient au front, vous ne vous en sortirez pas avec eux [vous n’en arriverez jamais à bout]. »
Les Français savaient que les Bagogwe étaient des civils, mais des Tutsi, et que les Tutsi avaient une forte solidarité pour envoyer leurs enfants au front.
Lorsque les Bagogwe se faisaient massacrer, les Français voyaient tout de leurs propres yeux.
Ce qu’ils ont fait ? Ils n’ont rien fait sinon nous soutenir dans ce que nous faisions là.
Je ne sais rien du Bugesera. Je n’y ai jamais été. J’étais à Gisenyi, au camp d’entraînement.
Le mal que les Français m’ont fait ? Ils font partie de ceux qui m’ont fait tremper dans le génocide des Tutsi et me voici encore en prison, jusqu’à aujourd’hui. Moi, de mon propre chef, sans que cela ne soit nullement des rumeurs, j’atteste que moi personnellement, je fais partie des gens à qui les Français ont donné l’ordre de tuer les Tutsi.
Autre mal que les Français m’ont fait : un jour, j’avais été dénoncé par le responsable comme quoi mon groupe n’avait pas fait la ronde de nuit. Les Français m’ont fait monter en hélicoptère, ils m’ont dit : « Toi, tu embrigades les gens et les empêches de travailler, nous allons te jeter dans la forêt de Nyungwe. » Ils m’ont embarqué jusqu’à Ntendezi, c’est là qu’ils m’ont relâché en me disant que cela devait être la toute dernière fois que je bloquais le travail des autres. Mais ils m’avaient puni : ils m’avaient dénudé complètement, ils ne m’ont même pas laissé de sous-vêtement et ils m’ont dit : « Vas-y maintenant, tu peux y aller. » C’était en pleine journée.
C’était en 1994, courant juillet. À cette époque, je faisais partie des Interahamwe, mais je continuais à faire partie de l’armée aussi parce que je n’avais pas été renvoyé.
Ils m’ont puni parce qu’ils me reprochaient de n’avoir pas organisé la ronde de nuit. Certes, j’étais militaire, mais j’étais chez moi où j’étais venu en congé avant de prolonger mon séjour parmi les miens. Nous étions fatigués à cause de la guerre. Lorsque nous avions l’occasion de rentrer, nous avions tendance à prolonger la permission par des arrêts maladie. La guerre avait repris quand j’étais chez moi.
Au Congo, je n’y ai pas séjourné longtemps, j’y suis resté très peu, j’ai fait un mois ou un mois et demi, pas plus.
Non, les Français ne nous ont pas empêchés de partir avec nos armes, absolument pas. De toute façon, ils nous disaient qu’il ne s’agissait que d’un repli général, qu’ils allaient nous trouver des avions et d’autres matériels de combat pour revenir attaquer le Rwanda.
Lorsque nous sommes arrivés dans les camps, il y a eu une sélection entre les civils et les militaires. Nous autres militaires avons été regroupés à Panzi. Ils nous ont fait un camp propre aux militaires. Une fois que nous avions installé nos tentes, les Français sont venus et sont allés trouver le général Kabiligi, ils ont tout de suite mis sur pied un groupe qui devait régulièrement attaquer le Rwanda pour aller déstabiliser les cancrelats.
Ce groupe mis en place, il a été divisé en sous-groupes placés à différents endroits de la frontière. Ils attaquaient donc et ils ont fait beaucoup de mal à cause de cette complicité entre les Français présents dans les camps et le général Kabiligi.
Lorsque nous étions dans les camps, les Français ont continué de nous apporter des armes, toutes sortes d’armes par camions, même des armes lourdes.
Nous continuions les exercices militaires habituels, il y avait des militaires qui nous les faisaient faire. Les Français, eux, venaient voir si nous les faisions correctement, mais ils n’y participaient plus au Congo. Ils venaient voir ce qu’on faisait, mais ils n’y participaient pas.
Je peux affirmer que franchement, pour que les Tutsi de Bisesero aient pu être tués au point où ils l’ont été, c’était surtout dû aux Français. Parce que, au moment où les Français racontaient qu’ils allaient sauver, soi- disant, les Tutsi de Bisesero, ils se sont fait accompagner, à leur demande, par les Interahamwe d’un certain Yusufu de Bugarama. Ils y sont donc allés avec ces Interahamwe et Yusufu et un certain Barageza Édouard et d’autres gens de Bugarama. Cela s’est fait en plein jour, les Interahamwe sont partis dans des bus, entre autres avec les Français qui les protégeaient.
Ceux qui sont allés à Bisesero – moi je n’y étais pas – sont rentrés en chantant leurs hauts faits comme quoi ils avaient exterminé les Tutsi de Bisesero, qu’ils les avaient bien tirés au fusil. Dans ce cas, on ne peut pas dire que les Français soient allés à Bisesero pour sauver les Tutsi mais plutôt pour les exterminer.
Ce que je pourrais ajouter sur la férocité des Français, sur leur façon de nous y entraîner, c’est qu’ils nous avaient distribué des sacs pour pouvoir y mettre des cadavres. C’étaient des sacs très solides, comme des sacs militaires. Ils nous disaient donc : « Si tu as tué des gens et que tu n’as pas le temps de les ouvrir, de les éventrer, glisse les corps dans ces sacs avec des pierres avant de les jeter dans le lac Kivu, les corps ne remonteront jamais à la surface, avec le risque qu’ils puissent se faire repérer. »
Le Français venait et te disait : « Prends un couteau et ouvre le ventre de cette personne morte. » Tu le faisais. Si tu ne le faisais pas de sorte que les intestins soient tranchés, il t’intimait l’ordre d’y aller plus franchement. Tu t’exécutais et il te demandait de le jeter comme ça dans l’eau pour voir s’il remontait. Comme le corps ne remontait jamais, nous nous sommes dits que cela était une vraie performance et nous nous sommes appliqués à bien le faire.
C’est de cela que je me souviens pour l’instant, il faut dire que déjà beaucoup de temps est passé. Au fur et mesure qu’on nous interroge sur nos dossiers, nous retrouvons des souvenirs, mais le temps est passé et nous en avons fait tellement. Pour moi, il faudrait que les Français soient interrogés et poursuivis sur ce qu’ils ont fait au Rwanda. Pourquoi sont-ils venus ici au Rwanda ? Et qu’est-ce qu’ils y ont fait ? Ils en ont fait beaucoup, il faudra qu’ils paient. C’est ce que je voulais vous dire.
Partout au Rwanda, on formait des milices. Dans toutes les préfectures, il y avait des branches des Interahamwe.
Les Français sont arrivés partout dans le pays, il n’y pas d’endroit où les Français ne soient jamais allés. Sauf à l’époque de l’opération Turquoise, là, ils ne pouvaient pas aller dans la zone FPR.
Je suis entré dans l’armée en 1989, j’étais caporal.
J’avais commencé à former les Interahamwe bien avant 1994. En 1993, dans le camp Bigogwe, il est venu un groupe d’Interahamwe de 300 personnes. Nous les avons formés, ils ont pratiqué la corde, les Français étaient là aussi. À la fin, lorsqu’ils devaient repartir, les Français leur ont donné leurs armes et ils sont rentrés.
Ils leur ont donné des kalachnikov. Il y avait un colonel Boyi et le major Barihenda, ce sont eux qui négociaient avec les Français qui nous donnaient les armes.
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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Témoin : A*, rescapé de Nyarushishi
Je m’appelle K* A*, j’ai * ans. Je suis né dans la Commune de G*, dans la préfecture de C*. La guerre et le génocide, je les ai vécus ici à C*. Ce que j’ai vu à cette époque, c’est les massacres, les massacres commis par les Interahamwe et le pouvoir en place qui les soutenait. Les Français ne se sont pas bien comportés. Ils étaient ici, je les ai retrouvés à Nyarushishi, mais partout, les Français se sont mal comportés. C’était visible qu’ils étaient venus prêter main forte aux Interahamwe dans les massacres, c’est ainsi que je le qualifierais. Les Interahamwe tuaient les gens en leur présence, et eux ne faisaient rien. Les Français eux-mêmes battaient des gens. Si par exemple certains d’entre nous sortaient pour aller chercher du bois de chauffage, les Français refusaient de leur ouvrir la barrière, et les Interahamwe s’en saisissaient aux yeux des Français, les emmenaient pour aller les tuer.
Autre chose, les biens publics (hôpitaux, électricité et autres) ont été détruits en leur présence, ils n’ont rien fait pour l’empêcher. Ils encourageaient les gens à fuir en racontant que les Inkotanyi venaient et tuaient tout sur leur passage. Ils leur faisaient ce signe [il fait le geste de se trancher la gorge] pour leur signifier que les Inkotanyi allaient les tuer lorsqu’ils arriveraient, ils leur faisaient signe car beaucoup ne parlaient pas français. Ils leur demandaient d’activer les travaux de destructions et de pillages. Ils faisaient le signe de trancher la tête avec une main, en disant “Inkotanyi” pour signifier qu’ils allaient les tuer. Autre chose encore, ils inspectaient les cartes d’identité, lorsqu’ils voyaient la mention hutu, ils laissaient la personne franchir la frontière à Rusizi. Lorsqu’il y avait la mention tutsi, ils chassaient la personne en lui demandant de retourner en arrière pour retrouver les Inkotanyi. En général, ils évaluaient le nez et se fiaient aussi aux cartes d’identité, avec leur mention ethnique hutu/tutsi.
Je peux vous donner l’exemple de deux garçons sur quatre dont je me rappelle les noms qui ont été tués ensembles. Il y avait K* et E*. Ils sont sortis du camp, au retour, les Français leur ont refusé l’entrée et les Interahamwe les ont tués juste en face, nous les avons vu faire. Ils les ont tués juste plus loin, en face des Français, ceux-là même qui leur avaient refusé le retour dans le camp. Ils les ont tués à coup de petites houes et de gourdins, les Français y ont assisté, c’est eux qui leur avaient refusé le retour au camp, alors qu’ils l’avaient quitté sur leur accord. Les Français les connaissaient et les voyaient régulièrement. Ils ne nous laissaient pas sortir pour chercher du bois. Nous avions faim. Nous avions des aliments mais nous n’avions rien pour les faire cuire. Les gens essayaient de faire brûler l’herbe et tout ce qu’ils trouvaient là. Celui qui avait encore de la force pouvait sortir pour chercher du bois mais alors, ils l’empêchaient de revenir. C’est dans ce genre de pratique que beaucoup sont morts, comme les deux jeunes dont je viens de donner les noms.
Nous autres, nous nous sommes dit que les Français étaient venus pour aider les Interahamwe parce que nous les avions vus se faire accueillir par le MRND, et leur allié du CDR [le parti plus extrémiste, NDLR] et le MDR. Ils brandissaient des petites houes et ont hissé les drapeaux des partis, même pas celui du pays. Les Français les applaudissaient, ils applaudissaient ces gens-là en sachant pertinemment qu’ils avaient tué d’autres gens. J’ai vécu dans le camp du 11 mai jusqu’au 30 septembre 94. J’y ai vécu pendant 4 mois. Je leur reproche de n’avoir rien fait pour sauver les gens. Ils sont arrivés en plein génocide, ils auraient pu sauver des vies et des biens, mais ils n’ont rien fait de tout cela, ils n’ont même pas désarmé les milices. Ce n’est pas la capacité qui leur a manqué et personne n’a voulu nous sauver, c’est tout. Ils sont arrivés le 23 Juin 1994. Les Français venaient de quitter le Rwanda et je sais qu’à cette époque, à la frontière R*, c’étaient des Français qui assuraient la surveillance du côté Rwanda et du côté Zaïre. Lorsqu’ils constataient que tu avais la mention ethnique, à cette époque c’était le cas, si tu étais Hutu ils t’offraient le passage, en te disant que les Inkotanyi te tueraient si tu restais, si tu étais Tutsi, ils te refoulaient.
Ce que je dirais aux Français, c’est qu’au même titre que les autres pays étrangers qui ont fait des erreurs, et ont eu l’humilité de demander pardon, que les Français demandent aussi pardon. Cette pratique existe dans le pays, on pardonne à ceux qui demandent pardon. Si c’était possible, ils devraient nous demander pardon car ils ne nous ont rien fait de positif. Surtout que les tueurs de 94 reconnaissent que les Français les avaient armés, et qu’ils leur ont appris à tuer. Je connais les armes françaises et celles utilisées par les Rwandais. À mon avis il faut qu’ils demandent pardon.
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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Témoin : J*, rescapée de Nyarushishi
Les femmes et les jeunes filles ne pouvaient plus se risquer dehors. Si une fille se risquait dehors, elle était rapidement repérée, entravée et forcée à coucher avec eux de force. Elle était violée. Nous avons compris que cela ne pouvait plus durer, que ces gens-là n’étaient pas vraiment venus pour nous sauver, pour nous protéger. Les hommes se sont réunis. Il a été décidé que c’était eux qui allaient désormais accomplir les corvées de bois et d’eau. Plus aucune femme ou jeune garçon ne s’y risquait plus. Les hommes se réunissaient et partaient en groupes importants pour chercher du bois. Nous pensions qu’ils étaient venus protéger les gens en danger, mais en fait eux ils regardaient les Interahamwe entrer dans le camp, y prendre les gens qu’ils emmenaient pour les tuer. Ils étaient pourtant là.
Autre chose, même lorsque les Interahamwe n’entraient pas, les Français entraient et pouvaient interpeller une personne qu’ils embarquaient comme si elle allait revenir. Ils repartaient avec les Interahamwé et les personnes embarquées ne revenaient jamais. Dans ce cas, nous nous disions : « Mais enfin, nous savons depuis longtemps que les Français étaient venus travailler avec les Interahamwe, nous n’avons jamais compris que les Français étaient venus pour protéger les gens. » Nous savions que eux aussi étaient des Interahamwé, tout simplement. Les Interahamwe entraient en compagnie des Français dans le camp. Ils ne tuaient pas les gens à l’intérieur du camp. Ils les embarquaient et allaient les tuer dans la zone militaire. Aucun civil n’y était admis. C’est là qu’ils tuaient ceux qu’ils embarquaient. Lorsque les gens couraient après pour tenter de faire quelque chose, ils étaient stoppés par la barrière. Ils s’arrêtaient là, et ne pouvaient rien.
C’est difficile de parler de cela dans cette situation. Tous ceux qui l’ont subi ne veulent pas parler ou n’osent pas. Surtout avec le Sida qui fait ravage. Beaucoup risquaient de ne pas vouloir le révéler comme ça. C’est parce qu’une personne concernée vient de vous le dire elle-même. Je parle de ma voisine ici. Elle aussi a été violée dans des circonstances peu claires. Comme un adulte qui appelle un enfant pour lui donner quelque chose. L’enfant suit, et arrivé là, l’enfant se fait forcer sexuellement par celui qui était censé le protéger. Cela n’est absolument pas correct, c’est carrément répréhensible.
Ce qu’ils faisaient, selon ce que j’ai entendu. Ils allaient à l’extérieur du camp pour chercher des vaches à abattre. C’est là que les Interahamwe dépeçaient les vaches prises aux Tutsi. Mais moi, je connais un cas d’une vache que les Français ont pris à un paysan qui habitait près du camp. Ils lui promettaient de le payer le jour où il viendrait chercher son argent. Lorsqu’il se rendait au camp, il se faisait chasser. Il n’a jamais été remboursé. Il lui a été répondu que cette vache était un bien de Tutsi et que les biens des Tutsi ne pouvaient pas être payés.
À mon avis, je dirais que les Français sont venus avec l’intention de tuer. Ils ont tué de la même façon que les Interahamwe, ils étaient là pour tuer. La raison pour laquelle je pense ça, je pense citer l’exemple de mon frère, qu’ils ont tué alors qu’il travaillait pour eux. Ils en étaient donc responsables, il était comme leur propre enfant. Il y a un autre cas, d’un homme de M* qui était allé travailler avec eux. Il avait subi le même sort que mon frère.
Ce que je réclamerais de la France pour le Rwanda, qu’ils ont fort endeuillé, au même titre que les Interahamwe emprisonnés reconnaissent leurs actes, que le Rwanda fasse venir ces Français pour qu’ils reconnaissent ce qu’ils ont fait avec les Interahamwe. Ils avaient fait croire au monde entier qu’ils venaient pour sauver les gens ici. Ils s’étaient engagés à cela. Au lieu de nous sauver, ils sont venus de l’extérieur pour nous tuer avec les Interahamwe de l’intérieur.
Je ne sais pas grand chose de ces Français. Sauf que je pourrais préciser une chose. Les Français font partie de ceux qui sont venus faire régner la haine ethnique. Ils avaient des véhicules et circulaient partout. Souvent, ils tombaient sur des blessés à la machette ou autre, des morts. Ils venaient voir ceux qui n’étaient pas encore morts. Alors là, ils demandaient : « Hutu ? Tutsi ? ». Si tu étais Tutsi, tu étais conduit à Nyarushishi, si tu étais Hutu, c’était le Congo. Tu demandes à quelqu’un son ethnie pour le séparer des autres. En insistant sur le fait que l’un est Tutsi, et l’autre Hutu. Tu enfermes chacun dans son coin. Les premiers étaient conduits dans des camps où ils se faisaient tuer. C’est abominable. J’ai du mal à tout dire du mal que nous ont fait les Français. Cela me travaille beaucoup, et me pose des problèmes dans la tête. J’ai vu tellement de choses.
Je ne pourrais pas tout vous raconter. Est-ce que vous voyez ? J’ai été battue à mort. J’en garde encore des séquelles graves, je suis handicapée à vie. Ils ont piétiné ma poitrine, ma propre poitrine. Et l’os de la poitrine a cédé. Ils m’ont fort attachée, comme cela. J’ai du mal à me coucher. On n’arrive pas à me faire soigner. Les médecins n’osent pas prendre le risque d’ouvrir la cage thoracique pour voir cet os cassé. C’est trop de choses. Ils m’ont fait cela à Nyarushishi.
Il y a une autre fille avec qui j’étais. Ils l’ont d’abord attachée à un arbre plus loin. C’est moi qui ai été jugée récalcitrante, parce que j’avais conseillé aux autres de courir pour leur échapper. Ils allaient nous lancer une grenade qu’ils avaient déjà dégoupillée, prêts à nous la lancer. Mes compagnons d’infortune ont crié, et je me suis arrêtée. Ils ont dit qu’ils allaient s’occuper de moi, la récalcitrante. Ils ont donc attaché cette autre fille à un arbre. Oui, ils l’ont violée, attachée à un arbre, et l’ont abandonnée ainsi. Par après, il y a eu des enfants qui sont venus, ils se sont mis à crier en disant : « On a attrapé des Inyenzi, et en voilà un qu’on a attaché. » Des gens de bon cœur ont coupé les liens qui la maintenaient attachée. Elle est partie, mais elle était gravement touchée. Arrivée à Nyarushishi, elle a développé une maladie, suite à cela, elle en est morte assez rapidement.
Elle est morte dans le camp, deux semaines après environ. Son nom, le seul que j’ai entendu quand elle s’expliquait devant les Français, elle disait s’appeler C*.
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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Témoin : C*, rescapée de Nyarushishi.
Je m’appelle M* C*, j’ai * ans. En 1994, j’étais à Gashirabgoba, dans la commune de Gisuma. Les Blancs de la Croix-Rouge nous ont donc conduits à Nyarushishi. Ils nous poursuivaient et de temps à autre, ils nous prenaient des gens. À un moment, les Français sont arrivés. Les Français étaient là, avaient une barrière, mais ils s’entendaient avec les Interahamwe conduits par un certain Bandetse qui est originaire d’ici tout près à Nyakarenge. Les Interahamwe discutaient avec les Français et les Français nous disaient de les suivre pour aller nous donner de la viande. Ils nous avaient trouvé une vache à manger, prise sur la colline. Ils prenaient alors certains d’entre nous avec lesquels ils partaient. Au fait, arrivés à la barrière, ils les livraient aux Interahamwe et ils ne revenaient plus jamais. Nous les attendions avec la part de la viande promise, en vain. Il est arrivé un moment où les Français ont développé une sale habitude : ils venaient et abusaient des filles, moi- même j’ai été forcée par eux, ils m’ont prise par la force. Après, ils ont tué un garçon qui s’appelait Gilles. Ils l’avaient pris dans le camp et l’avaient emmené avec eux pour aller travailler dans leurs tentes plus loin. Un jour, ils l’ont tué et on ne l’a plus revu.
À un moment, ils sont venus demander aux gens de sortir du camp pour aller chercher du bois de chauffage, en leur promettant d’assurer leur sécurité. Des hommes et des jeunes en bonne santé se regroupaient et partaient. Lorsqu’ils avaient franchi la barrière, les Français la refermaient. Nous attendions et finissions par leur demander pourquoi fermer la barrière avant le retour des nôtres ? Ils nous rétorquaient qu’ils n’avaient pas voulu rentrer au moment où ils leur avaient ouvert la barrière. Nous continuions à attendre. Alors, désespérés, nous retournions demander aux Français qui finissaient par nous répondre que le groupe était tombé sur les Interahamwe de Bandetse qui les avaient tués. Oui, nous les perdions ainsi.
Ils venaient et nous proposaient de les suivre pour recevoir du riz et des lentilles. Nous y allions et arrivées là bas, ils nous prenaient de force, dans leurs tentes ou parfois même dans la forêt, à côté.
Question : Aviez-vous peur en vous y rendant ?
— Pas tant que ça, c’était mourir ici ou là-bas de toute façon. La plupart du temps nous avions faim et nous disions : « Allons-y, prenons la nourriture pour la rapporter au camp ». Mais lorsque nous arrivions là, ils nous forçaient… C’était habituel. Mais nous étions si affamées que nous pensions qu’ils ne risquaient pas d’avoir de la concupiscence vis-à-vis de nous.
Q.Des morts dans le camp ?
— Ils les amenaient hors du camp, dans la forêt derrière leurs tentes. Parfois, ceux qui y allaient pour chercher du bois de chauffage pouvaient tomber sur des corps qu’on avait jeté là. Au retour, ils nous disaient untel est mort. Ainsi, nous savions que ces personnes étaient mortes et qu’elles avaient été attirées hors du camp à l’appel des Français qui leur promettaient la viande de bœuf sur les collines.
Oui, comme quoi ils avaient fait venir la vache mais qu’ils ne pouvaient l’introduire dans le camp, que certains d’entre nous devaient aller s’en occuper et ramener la viande au camp.
Non, j’ai parlé du fait que les Français entraient dans le camp et faisaient sortir les gens du camp en leur promettant qu’ils venaient les chercher pour s’occuper d’un bœuf que eux, ils avaient pris le soin de nous acheter et que des hommes et jeunes gens devaient partir le dépecer et ramener la viande. À mon avis, les Français étaient là dans le but de nous tuer, ils ne manifestaient jamais de compassion envers nous, ils n’essayaient jamais de nous rassurer, de nous dire de tenir bon, qu’ils allaient empêcher que l’on continue à nous tuer. Rien de tout cela. Bien au contraire, on avait l’impression qu’ils étaient fâchés. Ils nous disaient que certains des leurs avaient été tués par les Inkotanyi à Kigali.
Personnellement, je considère que les Français ont aidé les Interahamwe à nous tuer. S’ils voulaient bien dire la vérité et reconnaître ce qu’ils ont fait pour être punis ou même pour que l’on puisse leur pardonner, mais quoi qu’il en soit, ils méritent un châtiment.
(Source : Commission d’enquête citoyenne)
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