Jean Luc Galabert
Rwanda, demain
L’ambition que la nation rwandaise se donne de chercher dans son histoire des solutions aux défis du présent est une entreprise rare dans un monde et à une époque où ce qu’il est convenu d’appeler la « globalisation » ou la « mondialisation » tend à imposer un modèle unique d’existence et de manière de faire.
La quête de solutions endogènes ou « Home grown solutions », est un défi ambitieux mais, croyons-nous, salutaire, pour toutes les nations et en particulier pour le Rwanda.
En effet, dans le contexte d’un pays qui a connu les abysses du génocide, entreprendre de puiser dans le passé des ressources pour le présent, c’est affirmer que l’histoire de ce pays n’est pas une histoire qui menait inéluctablement à la destruction. Bien au contraire, c’est reconstruire la mémoire et la conscience historique du fait que les pratiques et manières de faire et de penser des anciens Rwandais recelaient des trésors d’intelligence et d’humanité dont les générations présentes peuvent s’inspirer pour bâtir un monde meilleur, pour eux-mêmes et pour les générations à venir.
Là où le projet génocidaire voulait faire table rase du passé par la destruction, celui de mettre en œuvre des solutions endogènes réensemence le présent de graines oubliées mais toujours fertiles.
Dans le domaine agricole, les anciens rwandais distinguaient ce qu’ils nommaient les semences essentielles « imbuto nkuru » qui, si l’on en prenait soin, assuraient la prospérité de la communauté. Ces semences essentielles font partie des cultures les plus anciennes du Rwanda : il s’agit des céréales Amasaka (le sorgho) et Uburo (l’éleusine), des graines de courge Uruyuzi rw’urwungwane et du légume-feuille Isogi (Cleome gynandra). Les traditions orales de la région disaient même que les Bami naissaient en tenant dans leur mains ces semences. Cette croyance peut peut faire sourire, mais il nous semble qu’elle a un sens non littéral plus profond : le premier des Banyarwanda par son rang avait en naissant, et par prédestination, le devoir d’assurer la prospérité du peuple et de faire fructifier la vie dans son pays.
Chaque année, l’ensemble du peuple était associé à la célébration de la fécondité du pays lors des cérémonies d’Umuganura, dont le rite central était la consommation de prémisses des récoltes. Cette fête, qui était aussi une occasion de manifester l’unité du pays, fut abolie en 1925 par le pouvoir colonial qui voulait en saper le pouvoir symbolique. Elle ne sera restaurée qu’après le génocide. Même si cela n’a pas nécessairement été pensé comme tel, la réinstauration d’Umuganura comme fête nationale peut être considérée comme une « Home grown solution », avant que ce concept ne soit formulé, contribuant à la reconstruction de l’unité du pays en tissant un lien par delà le goufre du génocide entre histoire du temps présent et celle des temps anciens.
Tenter de penser en termes de « Home grown solutions » c’est vouloir faire œuvre d’intelligence collective. Si l’on déploie l’étymologie latine du mot intelligence, faire œuvre d’intelligence c’est « se tenir entre » (inter) et « relier » (ligere). Vouloir agir en recherchant des solutions endogènes n’est-il rien d’autre que d’assumer cette posture entre passé et présent, afin de relier l’un à l’autre et d’hériter du meilleur de l’histoire d’une communauté humaine pour le faire fructifier aujourd’hui et demain ?
Cette ambition et ce projet définis, il reste à les mettre en œuvre. Or, il faut reconnaître que la tâche est historiquement ardue.
Les idéologies et les pratiques missionnaires et coloniales reposaient fondamentalement sur la promotion d’un monde et d’un ordre nouveaux et sur la dévalorisation des pratiques et des valeurs ancestrales des peuples évangélisés et colonisés, du moins celles qui leur paraissaient incompatibles selon leur entendement. L’école a été un puissant agent de rupture avec les manière de penser et d’agir et les valeurs traditionnelles. En dévalorisant les formes de transmission orales au profit des savoirs consignés par l’écrit c’est tout un univers qui n’a pu passer d’une génération à l’autre.
Une note biographique de Monseigneur Aloys Bigirumwami décrit bien ce processus d’avènement d’une génération appelée à devenir l’élite intellectuelle de la nation coupée de ses racines :
« Entré au petit séminaire à neuf ans et demi, je fus ordonné prêtre à vingt-quatre ans, le 26 mai 1929. La discipline, il y a trente ans, ne permettait pas aux séminaristes de rendre visite ni de loger dans leur famille habitant loin du séminaire.
Je n’ai pratiquement pas vécu dans ma famille à l’âge où j’aurais pu jouir des bonnes causeries durant la veillée : des contes, des chants et de toute la sagesse traditionnelle de notre pays. Cela m’a laissé un regret et une saine curiosité qui m’a poussé à la recherche des coutumes, des dictons, proverbes, fables, devinettes : de toute la richesse de la culture rwandaise dont je n’ai pas eu connaissance dans mon jeune âge. »
De fait, devenu prêtre, le jeune Aloys Bigirumwami, fit la douloureuse expérience de ne pas toujours comprendre ses paroissiens venus se confesser à lui. Il avait beau partager la même langue que ses ouailles, il lui manquait pour les comprendre véritablement la connaissance organique du soubassement culturel des propos des gens des collines.
Si Monseigneur Bigirumwami n’a eu de cesse le reste de sa vie de retrouver et sauver ce patrimoine culturel rwandais auquel il n’avait pas eu accès dans sa prime jeunesse [1], combien de jeunes formés à l’école des missionnaires ont seulement intégré les valeurs nouvelles et se sont conformés au monde des Bazungu [2], dans lequel le statut « d’évolués » ne leur était accordé que s’ils renonçaient aux pratiques de leurs ancêtres et affichaient continûment les attributs de la « modernité », telles que se la représentait l’Occident alors dominant ?
La scolarisation coloniale a été une œuvre d’acculturation par la dévalorisation des manières d’être au monde du passé et par la survalorisation de la « modernité » occidentale. Elle a également été pour les écoliers une entreprise d’amnésie de l’histoire réelle de leur aïeux au profit de l’apprentissage d’un passé tronqué où le clivage entre groupes, institués comme racialement distincts pendant la période coloniale, était promu comme le principe premier et ultime des rapports sociaux.
Dans le huis-clos des premiers internats, les écoliers rwandais ont été coupés des formes vives de la transmission orale qui structuraient la mémoire collective, et privés de l’assimilation organique des valeurs sociales traditionnelles. On comprend que, dans ce contexte, les premières générations de lettrés appelés à devenir la nouvelle élite du pays aient oublié des pans entiers de l’histoire et de la culture de leurs aïeux.
Ceux qui reniaient sans vergogne l’héritage des manières ancestrales de penser et d’agir étaient parfois qualifiés d’« Abanenanyina » : « Ceux qui renient leur mère ». Un adage fut même crée pour déplorer, l’abandon des principes de vie traditionnel. Celui-ci énonçait : « Kiriziya yakuye kirazira » : « L’Église a supprimé le fait de dire kirazira », autrement dit, « elle a levé et renversé les interdits traditionnels (imiziro) ».
Les missionnaires crurent que ce proverbe était la preuve, qu’ils étaient parvenus à délivrer les Rwandais du carcan des superstitions et des interdits coutumiers. Ils entendaient donc le proverbe comme un cri de soulagement. Mais il s’agissait d’une méprise, car les Rwandais l’utilisaient alors plutôt en guise d’excuse désabusée, lorsqu’ils étaient témoins ou protagonistes d’un fait qui contredisait les règles de la morale traditionnelle.
Malgré la désapprobation par les anciens des manières d’agir des nouvelles générations lettrées, l’entreprise d’acculturation fut efficiente. Combien de Rwandais connaissent-ils aujourd’hui les récits historiques ibitekerezo, combien peuvent comprendre la langue des poèmes ibisigo ? Et combien ont-il pu vivre pleinement et transmettre à leur tour les formes ancestrales de convivialité, de solidarité, et de règlement des différends qui prévalaient sur les collines ?
Toutefois, en dépit de l’ampleur et de l’emprise des dispositifs d’acculturation, nous pensons que la mémoire du passé s’est néanmoins transmise à la marge notamment dans l’intimité des foyers. Au-delà de cette transmission intime, notre hypothèse est que la mémoire collective du Rwanda est inscrite dans la langue rwandaise elle-même et qu’elle affleure dans la chair même des mots. [3]
Une langue est une construction collective qui puise ses origines dans un passé immémorial et conserve les traces de ce qui à fait valeur pour les générations qui se sont succédé jusqu’aujourd’hui. Nous parlons chacun une langue maternelle sans avoir conscience de sa singularité. Mais chaque langue forge une manière d’appréhender l’univers, une sensibilité particulière qui passe d’une génération à la suivante.
Comme le relève la philosophe Barbara Cassin :
« la langue n’est pas seulement un moyen de communication, elle est porteuse d’une culture et d’une vision singulière du monde. Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses. Prenez un mot tout simple, comme « bonjour » (bonne journée). Il ne dit pas exactement la même chose que le grec khaire (réjouis-toi, jouis), le latin « vale » (porte-toi bien), l’hébreu « chalom » ou l’arabe « saalam » (va en paix)… Appréhender cette diversité, c’est contribuer à préserver la richesse de la pensée. » [4]
En Kinyarwanda, les salutations quotidiennes expriment sans que l’on en prenne conscience sous leurs formes de questions et de vœux la philosophie traditionnelle de l’existence et le sens d’une vie accomplie, pour les Rwandais.
Le matin au réveil on se dit « mwaramutse », cette question-vœu signifie littéralement « est-ce vivant que vous avez vu le jour ? ». Cette salutation peut être suivie de la question « Urakomeye ? » : « Es-tu solide, résistant, bien en forme ? ». Après plus d’une journée d’absence on formule « Muraho » : « vous vivez toujours » ou « Muracyakoma ? » : « Bougez-vous toujours ? ». En fin de journée, la question-vœu devient « Mwirirwe » : « Êtes-vous toujours en vie ? ». Et pour se quitter c’est par la formule « Urabeho » : « Reste en vie » ou en disant « Urakarama ! » : « Que tu vives longtemps ! » que l’on remerciait son hôte en prenant congé. Sous leur banalité, qui en fait oublier le sens, ces formules rituelles témoignent d’un souci de la vie d’autrui et d’une conscience de la précarité de l’existence. Cette interrogation sur la vie est également manifeste dans les adages populaires.
Le regroupement par thème du corpus des proverbes rwandais montre que l’interrogation sur les conditions de réalisation d’une vie réussie a engendré le nombre le plus importants de maximes. [5]
D’autres formules sont des souhaits de prospérité comme par exemple « Uragatunga » : « Que tu sois grand propriétaire ». Le vœu « Amashyo ! » « Puisses-tu avoir beaucoup de troupeaux ! » énoncé lors d’une rencontre par celui ou celle qui a le droit d’aînesse, est suivi par la réponse « Amashongore ! » : « Puisses-tu avoir beaucoup de génisses ! ».
Les vœux les plus nombreux, se rapportent à la fécondité :
« Urakabyara » : « Puisses-tu engendrer » ; « Urakabyara uheke ! » : « Puisses-tu avoir des enfants et les élever » sous-entendu « Puisses-tu être toi même en bonne santé pour les voir grandir » ; Uragaheka « Puisses-tu tenir un berceau » ; « Girabana ! » « Que tu aies des enfants », etc. [6]
L’ensemble de ces formules rituellement échangées dessinent les contours d’une vie accomplie, en l’occurrence, féconde, longue, prospère et en harmonie avec la communauté. Gutunga « posséder », gutunganirwa « vivre heureux, tranquille, en paix, dans la prospérité » et kubyara « engendrer une descendance » et la voir croître et s’épanouir définissent ainsi une vie pleinement réalisée.
En prononçant ces formules de la sociabilité quotidienne, nous sommes les héritiers d’une histoire sociale. Cette histoire s’est cristallisée dans des mots qui façonnent en partie notre sensibilité humaine. En prendre conscience permet d’appréhender ce qui fait valeur commune et en conséquence d’orienter nos actions tant quotidiennes qu’à un niveau politique.
À ce niveau politique, la langue rwandaise conserve la mémoire de ce qu’est un exercice juste de l’autorité. La racine gab est en effet repérable à la fois dans les mots associés au pouvoir, à l’autorité et à la virilité et dans le vocabulaire relatifs à l’échange, au don, et à la réciprocité.
Ainsi le verbe kugaba peut d’une part signifier « être souverain d’un pays » ; « commander, régner sur, gouverner », et pour un mwami, « prendre une décision, promulguer, organiser ; commander aux troupes, organiser ». Le même verbe peut d’autre part, avoir le sens de « donner, recevoir, offrir, faire un cadeau ; céder, octroyer en usufruit, redistribuer » De même kugabana peut vouloir dire « être investi en tant que chef (de) ; obtenir le commandement (sur) » et signifier « se partager quelque chose ; recevoir quelque chose, recevoir en cadeau, être gratifier d’un don en raison de son mérite ». Rugaba peut signifier « Le Tout-puissant » ou « Le Grand Donateur » ; ces derniers noms sont l’apanage de l’Être et Puissance suprême Imana ou du Mwami, conçu comme un être singulier au carrefour du monde divin et humain.
À travers ces quelques occurrences parmi bien d’autres possibles, on voit que la langue à cristallisé sur un même radical les champs sémantiques de l’autorité et de la générosité. Pour que cette cristallisation se soit transmise pendant des siècles on peut poser l’hypothèse qu’elle a longtemps fait sens et valeur pour les locuteurs et que la jonction entre autorité et capacité à donner s’exprimait dans les pratiques sociales.
La période d’évangélisation et de colonisation a été marquée par l’évolution sémantique de certains mots kinyarwanda. Un exemple emblématique est l’évolution du mot “Imana” que les Églises chrétiennes du Ruanda-Urundi ont choisi dans la langue rwandaise pour nommer leur divinité. Ce choix ne fut pas immédiat : les missionnaires exigèrent d’abord que les convertis appellent le « Père du Christ » “Mungu” qui est un terme swahili. Ce choix était alors plus politique que théologique.
Il permettait d’éviter de froisser le souverain Yuhi Musinga, car l’appropriation missionnaire du nom “Imana” aurait signifié une remise en cause du Mwami en tant que source transcendante d’autorité et incarnation de la puissance de l’Imana rwandais. Pour la cour, Mungu était aux étrangers, et Imana et le Mwami appartenaient au Rwanda. L’adoption du nom “Imana” pour désigner le Dieu chrétien ne fut définitive qu’après le concile Vatican II (1962-1965), qui préconisait d’introduire l’usage des langues vernaculaires dans la liturgie au détriment du latin : Bernardin Muzungu relate qu’au Rwanda, une Commission Liturgique, présidée par Mgr Bigirumwami fut chargée de mettre en exécution les décisions du Concile.
La première tâche de ce groupe fut de composer un missel en Kinyarwanda [7]. À cette occasion fut posé le problème de la traduction du terme latin “Deus” par “Mungu” ou “Imana”. Monseigneur Aloys Bigirumwami pesa de tout son poids pour la réhabilitation du nom traditionnel Imana. Il composa un missel pour son Diocèse de Nyundo dans lequel le terme “Imana” fut automatiquement utilisé à la place de “Mungu”. Les autres Diocèses entérinèrent ce changement et les traductions bibliques l’adoptèrent également ce changement.
En prenant le risque d’un anachronisme, on peut dire que l’Église du Rwanda opta pour une « home-grown solution » pour nommer le Dieu chrétien. Ce faisant, le mot “Imana” perdit sa polysémie propre qui ouvrait sur un autre univers. Dans le Rwanda pré-chrétien, Imana désignait marginalement une entité divine douée de volonté. Imana désignait en premier lieu une qualité puissante, un principe dynamique de vie et de fécondité que les anciens Banyarwanda cherchaient à se concilier. Si certains récits traditionnels mettent en scène cette force sous la forme d’un être supérieur et conscient, aucun clergé n’était son intercesseur et aucun culte ne lui était rendu.
En revanche des techniques rituelles étaient mise en œuvre pour se concilier, ne pas entraver et capter la puissance génésique de l’Imana conçu comme une force ou un fluide génésique essentiel à toute vie. [8]
L’histoire du Rwanda montre que le processus qui a conduit au génocide est consubstantiel du détournement de sens de mots de la langue rwandaise. Qu’il s’agisse du mot générique abstrait « ubwoko » qui désignait entre autre les liens d’appartenance claniques avant la période coloniale et qui s’est dégradé sémantiquement en « race » puis « ethnie », ou encore du sens des mots « Tutsi » et « Hutu » qui désignaient des statuts relationnels et dont le sens a été perverti pour désigner des « races » distinctes et antagonistes ; ou encore du mot « Ubuhake » traduit par « servage » en mutilant toutes les significations sociales antérieures de ce mot.
Traduire « ubuhake » par « servage » revenait à inscrire ce mot et les pratiques qu’il désignait dans un imaginaire historique singulier et « innocemment » lui assigner prophétiquement une destinée mortifère. Le servage appelle la révolte du serf. Et de fait, la « révolution sociale assistée » [9] qui entraîna la fin de la monarchie, décalque imaginaire de la révolution française de 1789, se fit dans le sang.
Or, « Ubuhake » signifie littéralement « la crue de la vache », celle-ci étant assimilée à la fécondité de la vie. La fécondité dont il est ici question renvoie dans sa dimension morale, à la puissance de l’esprit du don. Le mot « Ubuhake » dérive du verbe guhaka qui signifie à la fois « porter » en parlant de la vache, et « parrainer » un receveur de bovins. » L’Ubuhake est un lien contractuel qui, dès l’origine, agrège plusieurs dimensions : sociale, économique, politique et spirituelle ; il s’inscrit dans une logique de réciprocité de don et de contre-don visant à assurer un équilibre social. [10]
Si l’ubuhake créait un lien hiérarchisé entre un donataire et un obligé, ce lien ne pouvait être établi qu’entre personnes qui reconnaissaient mutuellement leur dignité de partenaires dans le don. Cette qualité est appelée umuhana qui signifie « celui avec qui on échange des dons » et avec qui on peut partager la bière. Entre le donateur shebuja et le receveur umugaragu de la première vache umunyafu se tissait un lien filial dont la langue garde la trace puisque le mot shebuja (se-buja) signifie littéralement « Père en matière d’ubuja ».
On est père de quelqu’un par ou dans l’ubuja. Ainsi umugaragu qui fut traduit par « vassal » ou « client » dans la littérature coloniale aurait mérité d’être rendue par l’expression de « fils social ». Cette traduction reflète avec plus de justesse l’imaginaire familial qui imprégnait les relations sociales rwandaises. À ce fils social affligé par un malheur, son shebuja pouvait remettre une vache qui, dans cette situation, portait un nom singulier : inshumbushanyo qui dérive du verbe gushumbusha : « renvoyer ; retourner » et agrège l’idée de contre-don et d’obligation morale de soutien.
Ubuhake, n’était d’ailleurs qu’une modalité parmi bien d’autres des modalités de dons de vache. Ainsi la langue rwandaise distinguait-elle entre autres : inka y’ubumanzi, littéralement « la vache de la bravoure », octroyé par le mwami ou un chef qui s’était distingué sur le champ de bataille ; inshyame, les vaches reçues pour remplacer celles qui avaient été décimées par une épizootie ; inshumbushanyo, les vaches de dédommagement remises par le shebuja à son umugaragu affligé par un malheur… [11]
On voit donc ici que la langue originelle, sa manipulation ici par la traduction, le déploiement ou l’occultation de ses significations premières sont à la fois les produits et les producteurs d’histoires humaines très différentes les unes des autres.
C’est en cohérence avec l’esprit du don originel d’ubuhake que la mesure « Girinka » ou « One Cow per Poor Family », l’une des « Home grown solutions », a été mise en œuvre par l’État rwandais. Les documents officiels présentant cette mesure le notifient d’ailleurs explicitement :
« Le mot Girinka peut être traduit par « puisses-tu avoir une vache » et décrit une pratique culturelle séculaire au Rwanda où une vache était donnée par une personne à une autre, soit en signe de respect et de gratitude, soit en dot de mariage. » Selon les sources historiques orales du Rwanda, la pratique populaire de don de vache fut encouragée au XVIIe siècle par le Mwami Mibambwe Gisanura qui institutionnalisa Girinka comme une mesure de protection sociale en décrétant qu’ainsi « aucun enfant rwandais ne manquerait jamais de lait quotidien ». [12]
L’étude de la langue rwandaise, notamment en la comparant aux langues voisines, permet d’appréhender tout un pan de l’histoire sociale des Banyarwanda. Cette introspection linguistique peut être une source d’inspiration dans la recherche de « Home grown solutions » adaptées au temps présent.
Encore faut-il, pour qu’une telle introspection soit possible, que le kinyarwanda ne soit pas marginalisé au sein des établissements d’enseignement supérieur. Les étudiants et les chercheurs doivent pouvoir élaborer leur pensée dans leur langue maternelle pour pouvoir : d’une part déployer au mieux leur pensée et leur sensibilité, et d’autre part pour permettre l’évolution du kinyarwanda contemporain. S’il n’est pas l’une des langues d’élaboration des savoirs, le kinyarwanda sera cantonné à n’être que la langue de l’intime et des rapports sociaux quotidiens.
Dans le Rwanda ancien, la maîtrise de la langue, de l’art poétique et des joutes oratoires étaient notamment lors des des pratiques sociales fondamentales qui s’apprenaient veillées et au sein des amatorero. Académie ou université traditionnelle, l’itorero façonnait aussi bien les corps que les êtres. Pendant leur apprentissage, les jeunes intore étaient encadrés par deux formateurs principaux. L’un intervenait dans le cadre de la danse et des exercices sportifs et militaires ; le second était responsable des pratiques langagières et artistiques.
Ce dernier narrait les récits attachés aux expéditions de guerriers prestigieux. Il expliquait à ses élèves le sens et la structure des éloges des anciens pour qu’ils s’en inspirent, dans leurs propres compositions. Il les initiait encore à la composition et aux arts déclamatoires de leur louange (guhiga), des poèmes pastoraux (kwinikaza) ou encore des poèmes épiques (kunaguza). [13]
Cette formation à la composition poétique, à la prosodie et à la rhétorique promouvait et contribuait à forger cette forme de pensée et d’intelligence subtile que qualifie le concept rwandais d’Ubwenge. Un conte rapporte que l’ubwenge est une des trois vertus créées par Imana, les deux autres vertus étant : ubupfura (la noblesse de l’être), et ubumwe (l’art d’être pleinement humain parmi les autres humains). [14] Ces qualités étaient au cœur de la formation des amatorero.
Explorer la richesse de ces trois concepts que la traduction que nous proposons entre parenthèses ne fait qu’effleurer pourrait être une source fertile d’innovation sociale et pédagogique aujourd’hui. Nous posons même comme hypothèse que cette trilogie conceptuelle et éthique est la matrice fondamentale de l’Ethos rwandais et que toute « Home grown solution » doit se fonder sur ce socle principiel.
L’apprentissage des langues étrangères est un gage d’ouverture sur le monde qui démultiplie les possibilités d’échanges. L’incorporation d’une langue seconde permet de découvrir une autre relation au monde et de prendre conscience de celle qui a construit notre sensibilité et notre identité propre. Mais ne disposer que d’une langue étrangère lorsqu’on doit élaborer des savoirs de hauts niveaux restreint le domaine du pensable.
La généralisation à l’échelle du monde de l’enseignement et de l’usage d’un anglais simplifié, que certains appellent le « globish » (contraction de « global english ») n’est pas sans effet pervers. Le globish a initialement été créé à des fins de transactions commerciales.
À cet effet, il est d’une efficacité certaine. En dotant les partenaires d’un vocabulaire et d’une syntaxe communs et restreints, cette langue de l’échange commercial réduit les équivoques, toujours fâcheuses en matière d’affaires. Reconnaître cette qualité permet en même temps de percevoir les limites de l’« anglais international » qui n’est la langue maternelle de personne.
Vouloir imposer cette langue, au-delà de la sphère « commerciale », comme langue unique des échanges conduirait insidieusement à assimiler l’ensemble des objets du monde à des marchandises et à réduire la construction d’un monde commun à une sphère étroitement utilitaire.
Penser les problèmes d’une société dans une langue qui est non seulement étrangère, mais aussi non maîtrisée par la majorité des locuteurs du pays, conduit inévitablement à proposer des solutions décalées des réalités vécues et ressenties par les gens du commun.
Penser des initiatives endogènes qui feront sens pour l’ensemble de la communauté invite non seulement à renouer avec son histoire, mais aussi avec sa langue et les valeurs qu’elle a incorporées dans la longue durée. Se réconcilier avec l’une et l’autre permettra sans nul doute de puiser en elles des héritages féconds pour le temps présent.
Jean-Luc Galabert
Références
Bigirumwami Aloys, 1974, Imihango n’imigenzi n’imiziririzo mu Rwanda, Nyundo. (Coutumes, usages et observation des interdits au Rwanda), Éditions du Diocèse de Nyundo. Annexe, Rééd. 2004.
Cassin Barbara (dir.), 2014, Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Éditions Rue d’Ulm.
Chrétien Jean-Pierre, 1974, « Échanges et hiérarchies dans les royaumes des Grands Lacs de l’Est africain », Annales E.S.C., XXIX, 6, 1974, pp. 1327-1337.
De Pury Sybille, 1998, Traité du malentendu, éditions Les empêcheurs de penser en rond.
Galabert Jean-Luc, 2011, Les enfants d’Imana. Histoire Sociale et culturelle du Rwanda ancien, Édition Izuba.
Gasarabwe Édouard, 1978, Le geste rwanda, 10/18.
Kagame Alexis, 1956, La philosophie bantu-rwandaise de l’être, Académie Royale des Sciences Morales et Politiques, XII, I.
Mugesera Antoine, Rwanda 1896-1959 La désintégration d’une nation, Éditions Izuba, 2016.
Muzungu Bernardin, 1974, Le dieu de nos pères. I, Les sources de la religion traditionnelle du Rwanda et du Burundi, Presses Lavigerie Bujumbura. 1975, Le dieu de nos pères. II, Réflexion théologique sur les données de la religion traditionnelle du Rwanda et du Burundi, Presses Lavigerie Bujumbura. 1975, Le dieu de nos pères. III, Une théologie anthropologique, Presses Lavigerie Bujumbura.
Nkurikiyimfura Jean-Népomucène, 1994, Le gros bétail et la société rwandaise. Évolution historique : des XIIe-XIVe siècles à 1958, Paris, L’Harmattan.
Schoenbrun David Lee, 1998, A green place, a good place. Agrarian change, gender and social identity in the Great Lakes Region to the 15th century, 1998, James Currey, Oxford.
Smith Pierre, 1975, Le récit populaire au Rwanda, Paris, Armand Colin.
En savoir plus
[1] Mgr Bigirumwami a synthétisé ses recherches dans plusieurs ouvrages : « Rites, proverbes et fables au Rwanda », in Culture traditionnelle et christianisme, Nyundo, 1969. Ibitekerezo, indilimbo, imbyino, ibihozo (Récits, procédé surnaturels, chants, berceuses...) Éditions du Diocèse de Nyundo, 1971. Imigani migufi, ibisakuzo, inshamarenga (Proverbes, devinettes, dictons) Éditions du Diocèse de Nyundo, 1971. Imihango n’imigenzi n’imiziririzo mu Rwanda, Nyundo. (Coutumes, usages et observation des interdits au Rwanda), Éditions du Diocèse de Nyundo, 1974.
[2] Désignation des blancs.
[3] L’hypothèse de l’inscription de l’histoire des peuples dans la matière même de leur langue à notamment été développé par David Lee Schoenbrun dans différents articles et ouvrages, parmi lesquels « The Historical Reconstruction of Great Lakes Bantu Cultural Vocabulary. Etymologies and distribution », 1997, Rüdiger Köppe Verlag Köln. Bayreuth und Francfurt ; A green place, a good place. Agrarian change, gender and social identity in the Great Lakes Region to the 15th century, 1998, James Currey, Oxford.
[4] Laure Cailloce, « La diversité des langues enrichit la pensée », Entretien avec Barbara Cassin, Journal du CNRS, 19/12/2014. Voir aussi Barbara Cassin (dir.) Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Rue d’Ulm Ed., novembre 2014..
[5] Jean-Luc Galabert, Les enfants d’Imana. Histoire sociale et culturelle du Rwanda ancien, éditions Izuba, 2011.
[6] Antoine Mugesera, Rwanda 1896-1959 La désintégration d’une nation, Chapitre « De la destruction des valeurs rwandaises fondamentales », pp. 73-100, Éditions Izuba, 2016.
[7] Bernardin Mzungu, Cahier Saint Dominique n°41, « Le combat entre Mungu et Imana ». Bernardin Muzungu précise que la commission comprenait les abbés Alexis Kagame, Bernardin Muzungu, Alphonse Ntezimana et le père bénédictin Jean Guarbert.
[8] Bernardin Muzungu, 1974, Le dieu de nos pères. I, Les sources de la religion traditionnelle du Rwanda et du Burundi, Presses Lavigerie Bujumbura. 1975, Le dieu de nos pères. II, Réflexion théologique sur les données de la religion traditionnelle du Rwanda et du Burundi, Presses Lavigerie Bujumbura. 1975, Le dieu de nos pères. III, Une théologie anthropologique, Presses Lavigerie Bujumbura.
[9] Jean-Paul Harroy, 1984, Rwanda : de la féodalité à la démocratie 1955-1962, Éditions Hayez, Bruxelles.
[10] Édouard Gasarabwe, 1978, Le geste rwanda, 10/18.
[11] Jean-Népomucène NKurikiyimfura, 1994, Le gros bétail et la société rwandaise. Évolution historique : des XIIe-XIVe siècles à 1958, Paris, L’Harmattan.
[12] Rwanda Governance Board, Reinventing Girinka Program in the Post-Genocide Rwanda, http://rgb.rw/home-grown-solutions/rwandas-hgs-good-practices/girinka/
[13] Jean-Luc GALABERT, 2011, « L’itorero : un lieu original d’apprentissage », in Les enfants d’Imana. Histoire Sociale et culturelle du Rwanda ancien, Édition Izuba, 2011.
[14] V. Mulago, 1972, L’union vitale bantu ou le principe de cohésion chez les Bashi, les Banyarwanda et les Barundi, face à l’unité ecclésiale, Rome Annali Lateranensi.