Bruno Boudiguet
Présentation du rapport à venir
On se souvient que pour le colonel Hogard, comme pour une partie des militaires français engagés au Rwanda, “il n’y a pas eu de planification du génocide”, ce dernier s’étant développé “de manière empirique”. Pour le général Lafourcade, le génocide résulte ainsi d’ “une réaction de peur panique’, s’appuyant sur une sorte de vent de folie meurtrière et imprévisible. Ces falsifications négationnistes, trop souvent reprises par les médias hexagonaux, dressent ainsi dans l’imaginaire de tout un chacun le tableau d’une guerre tribale opposant des Africains volontiers décrits comme ’frustres et la plupart du temps incultes’ [1].
Mais si les meurtres à l’arme blanche - machette, massue, ... - sont bien une réalité incontournable du génocide contre les Tutsi, ce dernier n’aurait pas pu se réaliser ni avoir une telle efficacité sans le soutien et l’encadrement de l’administration rwandaise et de l’armée, sans le recours aux armes lourdes, mitraillettes et mitrailleuses et autres grenades et mortiers, ou même aux hélicoptères. Bruno Boudiguet nous présente le travail qu’il a entamé, ainsi que deux des témoignages qu’il a recueilli sur ces massacres à l’arme de guerre.
Commençons par le contexte et la problématique de ce rapport. Comment en es-tu arrivé à t’intéresser à la thématique des armes de guerre pendant le génocide ?
Le dernier génocide du XXe siècle, celui perpétré contre les Tutsi du Rwanda entre avril et juillet 1994, fut supervisé par l’appareil d’État suprémaciste hutu. Il a détruit les vies de plus d’un million de personnes. Ce génocide est régulièrement présenté comme étant le fait d’une production artisanale, les criminels ayant fait usage d’armes archaïques telles les machettes et gourdins 100 jours durant, assassinant 10 000 personnes par jour (10 000 x 100 faisant 1 million) en fouillant maison par maison ou lors de chasses à l’homme. Nous avons par exemple en tête la région de Bugesera qui est connue pour ses marais dans lesquels les survivants traqués parvenaient à se dissimuler, et dont l’histoire est immortalisée dans les livres de Jean Hatzfeld. Les seules images d’un meurtre « en direct » à la machette, filmées du toit de l’école française de Kigali, ont fait le tour des télés du monde entier pendant et longtemps après le génocide. Tout comme les témoignages de rescapés racontant les horribles mises à mort par arme blanche.
D’autre part, lors de mes recherches sur le terrain dans l’ex-préfecture de Kibuye (ouest du pays), j’étais parti avec l’idée que la résistance tout à fait particulière des Basesero (gens des collines escarpées de Bisesero) avait été matée à l’aide d’armes de guerre et qu’il s’agissait pour l’État rwandais d’écraser la résistance avec des moyens à la mesure des difficultés rencontrées pendant 5 semaines. Difficultés d’ordre géographiques dues à l’altitude plus haute que la plupart des autres parties du pays et à l’enclavement, ou sociologiques : les gens de Bisesero ont une certaine réputation d’insoumission aux autorités, et d’avoir auparavant su résister aux attaques des précédents gouvernements, ce qui attira immanquablement une importante population issue d’autres endroits de la préfecture, gonflant ainsi le nombre des insoumis à près de 60 000 personnes. Ceci exigeant donc des moyens sortant de l’ordinaire.
Or, au fil des interviews réalisées, je me suis rendu compte que d’autres meurtres de masse perpétrés dans la préfecture de Kibuye avaient nécessité des moyens militaires : le rôle de l’armée ayant été crucial lors de l’attaque de l’église et du Home Saint-Jean, du stade (ville de Kibuye) et de la colline de Gitwa près du Mont Karongi. Ces trois massacres où périrent environ 30 000 personnes ont jusqu’à présent été peu étudiés. À force de sillonner le pays, je me suis aussi rendu compte que la thématique de la résistance était en fait présente non seulement sur d’autres collines (Mwulire, Kabakobwa, Rukumberi, etc.) mais qu’également dans les lieux publics et notamment les églises, la résistance a été assez systématique et que le recours aux armes de guerre était la condition sine qua non de l’accomplissement du génocide.
Pourrait-on y voire là une sorte de pattern, qui s’appliquerait aux autres préfectures ?
Lors d’une discussion entre amis, j’apprends que lors d’une commémoration à Cyanika (ex-préfecture de Gikongoro), l’utilisation d’une arme de guerre a été évoquée. C’est le point de départ de cette enquête. Je me rends compte que si de nombreuses études se sont focalisées sur un certain nombre d’entre eux, et que les témoignages individuels se dénombrent par milliers, les massacres de masse - de plusieurs centaines à plusieurs dizaines de milliers dans le cas présent - qui ont eu lieu pendant le génocide n’ont pas encore été étudiés de manière globale et systémique. Et donc encore moins leur éventuel mode opératoire utilisant des armes de guerre (grenades, mitraillettes, mitrailleuses, lance-grenades, voire mortiers ou hélicoptères).
J’ai donc commencé il y a quelques années un travail de recensement assez fastidieux (et dont je n’imaginais pas l’ampleur il y a 5 ans), tout en recueillant une trentaine de témoignages dont la grande majorité parlent d’endroits qui m’étaient inconnus. Par exemple, la colline de Kabuye, dans la région de Butare, où plusieurs dizaines de milliers de victimes ont péri, a une bibliographie quasi vierge.
Sur quels travaux existants as-tu pu t’appuyer ?
Je pense que la plus grosse somme de travail accessible sur les témoignages vient de l’association African Rights, qui a sorti un ouvrage volumineux dès l’automne 1994. Ils ont publié l’année suivante une mise à jour de ce travail, puis un nombre assez importants de dossiers. Le rapport de la FIDH dirigé par Alison Des Forges contient des études fouillées sur quelques massacres. Le mémorial de Kigali / Aegis Trust aurait recueilli environ 2.000 témoignages mais peu sont accessibles sur internet, ou n’ont pas encore été traduits ou indexés. Certains recueils de témoignages sont particulièrement précieux, comme celui de Michel Bührer, dont les lieux d’interviews sont très variés.
Étant à mi-parcours, pourrais-tu nous parler des variables qui commencent à se dégager ?
Premièrement, le nombre de massacres de masse est tout à fait surprenant. J’en suis arrivé à un décompte de 123, dont seulement trois sortent du schéma du massacre fait en quelques heures à l’arme de guerre. Il y en a peut-être une cinquantaine d’autres. On peut en quelque sorte parler d’ « archipel des massacres ». Beaucoup d’endroits reculés du pays n’ont pas eu droit à un article dans la presse locale, par exemple, ce qui permettrait d’avoir un minimum d’information.
Deuxièmement, leur efficacité est redoutable car les autorités ont utilisé une méthode très vicieuse à l’échelle du pays afin d’être en mesure de rassembler un maximum de personnes dans les lieux publics (stades, églises, paroisses, bureaux communaux et autres bâtiments). Les survivants de ces massacres sont souvent à peine 1% du nombre de départ, ce qui explique d’ailleurs le peu de témoignages comparé aux autres modes d’exécution.
Ensuite, même si les meurtres à l’arme blanche sont une réalité incontournable du génocide contre les Tutsi, il y a un enseignement à tirer sur l’étude de l’utilisation des armes de guerre : elles ont été indispensables à l’exécution du génocide. Sans elles, cela devient très compliqué et cela aurait peut-être pris des années. Or il fallait faire vite, parce que le FPR avançait. Le problème peut aussi être pris dans l’autre sens : on a souvent dit que l’appareil génocidaire, pourtant plus nombreux en terme d’effectifs, a perdu la guerre car il était accaparé par le génocide. On se rend compte que c’est d’autant plus vrai quand on voit le rôle déterminant de l’armée pendant les massacres, et le nombre de munitions utilisées dans les opérations Simusiga contre des civils tutsi qui n’avaient eux que des moyens de protection rudimentaires.
Enfin, on se rend compte que les massacres de masse ne s’échelonnent que sur une période très courte, beaucoup moins que les trois mois dont on parle habituellement. On en arrive à des taux proprement stupéfiants, qui dépassent ce qu’on a pu imaginer : on a à peu près le même ordre de grandeur en nombre de victimes qu’au Cambodge, où les Khmers rouges furent responsables d’environ 1,7 million de victimes entre avril 1975 et janvier 1979, sauf qu’au Rwanda l’extermination aurait été 65 fois plus rapide. Plus d’un quart de siècle après, je pense que l’on n’a peut-être pas pris totalement la mesure de cet événement très singulier dans l’histoire de l’humanité.
Quelles perspectives peux-tu envisager à l’issue de ce travail ?
Au moment où je finissais ma série d’entretiens avec les rescapés, une information est tombée sur un dépôt de plainte de la part notamment de l’association Survie sur les livraisons d’armes françaises au Rwanda. Cela tombait à point nommé puisque le discours récurrent de nombre de politiciens français est de dire que les livraisons d’armes avant ou pendant le génocide ne sont pas un problème puisque le génocide a été perpétré à la machette ! Donc mes travaux pourront peut-être être utiles dans certaines procédures judiciaires.
Une autre perspective est venue de l’idée qu’il faudrait à un moment donné évaluer l’impact des massacres de masse et de l’utilisation des armes de guerre en termes de nombres de victimes. Mais pour cela, il faut remettre à plat le décompte fait il y a une vingtaine d’années par Gérard Prunier, qui aurait servi de référence aux Nations unies, qui n’ont pas fait d’enquête précise sur le sujet. La seule véritable enquête à grande échelle est celle effectuée par le ministère de l’administration locale rwandais au début des années 2000. Il s’agit surtout d’un recensement administratif qui se heurte à des obstacles techniques et sociologiques : d’habitude un recensement est basé sur la déclaration de la personne, et cette personne est en vie. Mais dans le cas qui nous occupe, le recensement des morts est au contraire basé sur les souvenirs des vivants (dont de nombreux tueurs) et des survivants. L’état civil de beaucoup de nouveaux-nés et d’enfants en bas âge, ou encore de personnes âgées, pouvait ne pas être connu et donc ne pas être répertorié.
Je tente une autre approche, qui est plus de l’ordre de l’estimation à partir des restes des victimes comptabilisés dans les mémoriaux. Cette méthode aura ses avantages mais aussi ses inconvénients : les dizaines de milliers de victimes jetées dans le lac Kivu, par exemple, ou encore dans des carrières, des mines, ne peuvent pas être comptabilisés de la sorte.
Il sera impossible d’avoir le nombre exact de victimes de ce génocide, mais je peux d’ores et déjà affirmer que l’intuition de Jean-Paul Gouteux, qui, se basant sur une version non censurée du recensement du PNUD de 1978 (dont seuls Théogène Karabayinga et José Kagabo, tous deux décédés, auraient eu une copie), parlait de 1,7 million de victimes, pourrait être en quelque sorte validée. Je ne sais pas encore, à l’heure actuelle, dans quelle mesure je vais inclure ce travail annexe dans le rapport. Un travail qui mériterait une recherche de doctorat à lui tout seul.
Enfin, la dernière perspective est celle d’une meilleure compréhension globale du génocide, de son déroulement, de cette conspiration en vue d’exterminer un nombre invraisemblable de personnes en si peu de temps, avec une systématicité dans le choix des victimes tutsi dont 100% devaient mourir, et d’avoir un « taux de réussite » de 80%. Au delà des armes de guerre, il y a le modus operandi, qui peut être synthétisé de manière assez claire tant les témoignages dessinent des structures similaires. Ce serait une pierre de plus contre le négationnisme.
SIMUSIGA
Le génocide à l’arme de guerre contre les Tutsi
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[1] Interview filmée du Colonel Hogard, Vox Galliae, 6 février 2007.