« Votre paix sera la mort de ma nation »

Philibert Muzima
5/03/2020

Philibert Muzima

Lettres de guerre d’Hendrik Witbooi [1], capitaine du Grand Namaqualand.

Ceux qui ont lu Les révoltés de l’Amstrad de Marcus Rediker ou Racines d’Alex Haley ont compris que l’esclavagisme ne s’est pas fait sans la résistance des africains. De l’histoire dramatique de Kounta Kinté dans les plantations en Virginie et au Maryland à l’exploit de Joseph Cinqué et ses compagnons d’infortune à bord de l’Amistad, le lecteur aura réalisé que l’esclavage n’a pas été accepté avec gaieté de cœur mais aura été combattu par les esclaves, même pieds et poings liés ou pieds coupés.

Au Rwanda par exemple, Henry Morton Stanley écrit ceci à la page 328 de son livre Dans les ténèbres de l’Afrique paru Chez Hachette en 1890 :

« Un proverbe arabe dit qu’il est plus facile d’entrer dans le Rouanda que d’en sortir. Une caravane de traitants d’ivoire qui essaya de le traverser il y a dix-huit ans n’est jamais revenue ; Mohammed, le frère de Tippou-Tib, a tenté d’y pénétrer, et ses 600 fusils ne lui ont servi de rien. »

De son côté Jan Vansina, dans Le Rwanda ancien : Le royaume nyiginya édité chez Karthala, écrit à la page 223 que « Rwabugiri aurait battu Rumaliza, un trafiquant célèbre d’esclaves et d’ivoire. »

Mais rien ou presque n’est dit sur la résistance rwandaise à l’invasion des colons allemands. L’Histoire est avare de documents qui attestent de la résistance rwandaise et africaine au colonialisme. On nous relate plus des guerres pour la décolonisation, mais pas beaucoup, sinon rien à signaler sur la guerre contre et au moment de l’entrée en Afrique des colons européens.

Et pourtant, différentes nations africaines n’ont pas accueilli les colons à bras ouverts, ni livré leur pays sur un plateau en or. C’est le cas du Rwanda, par exemple, où on évoque juste les combats qui, en 1897, opposèrent l’armée rwandaise conduite par Bisangwa et Muhigirwa à l’armée du Lieutenant belge George Sandrart à Shangi, aux bords du Lac Kivu, tuant le commandant Bisangwa, fils de Rugombituri.

De son côté, le Père Léon Delmas écrit dans Généalogies de la noblesse (Les Batutsi du Ruanda), paru en 1942, que pendant l’interrègne de Mibambwe IV Rutarindwa, en 1896, des officiers belges s’installèrent à Shangi (près du lac Kivu, rive-est). A la cour de Rutarindwa, on décida qu’il fallait les attaquer et les chasser du royaume. Alors des conseillers mirent en avant le nom de Bisangwa, «  le seul, disait-on, qui savait chasser les Blancs, parce que Von Gotzen était parti sans retard après l’escarmouche » lancé contre lui par Bisangwa.

Ce fait est corroboré par feue Alison Des Forges, dans Defeat Is the Only Bad News : Rwanda under Musinga, 1896–1931, selon laquelle c’était la seconde fois que l’armée rwandaise affrontait une armée munie de fusils. La première fois, écrit-elle, à la page 15, « l’explorateur allemand Le Compte G.A. Von Götzen, le tout premier européen à voyager à travers le Rwanda, avait repoussé une attaque de moindre envergure lancée contre lui par Rwabugiri en 1894. » Mais si on compte alors la visite des hommes de Muhammed, fils de Tippou-Tib alias Rumaliza avec ses 600 fils comme l’écrivait Henry Morton Stanley, c’est plutôt au moins à trois reprises que l’armée rwandaise précoloniale affrontait une armée de fusils.

Le cas du Rwanda n’est pas un simple épiphénomène puisque plus loin, dans l’actuelle Namibie, la guerre contre l’invasion allemande et l’installation du Protectorat Allemand en 1884 fut plus longue et plus coriace. En témoignent les lettres de guerre d’Hendrik Witbooi, capitaine et chef du Grand Namaqualand qui refusa de soumettre son peuple, les nama, sous la protection allemande.

En 1893, les troupes du gouvernement allemand Curt Von François lancent une attaque contre le camp des Witbooi, tuant 88 personnes dont 78 femmes et enfants, ainsi que dix hommes dont il a brûlé les cadavres. Hendrik Witbooi, dépassé par l’ampleur d’une telle barbarie de la part d’un homme, commence alors une guérilla intense. C’est en ce moment-là qu’il va également entretenir une correspondance avec ses ennemis (allemands et Herero, contre lesquels il est en guerre) et avec ses amis (les anglais avec lesquels il entretient une relation d’affaires).

Compilée sous le titre Votre paix sera la mort de mon peuple, les lettres de guerre d’Hendrik Witbooi, écrites de 1884 a 1905, ont été publiées en français, en 2011, aux éditions Le passager clandestin avec la préface de J.M. Coetzee, Prix Nobel de Littérature. Ce dernier décrit Hendrik Witbooi comme « un chef charismatique avec, sous son commandement, un noyau d’hommes robustes…et, sous sa protection, un ensemble de familles qui lui devaient fidélité. » p13.

Le Capitaine Hendrik Witbooi a un grand sens politique et est un fin négociateur. Il respecte scrupuleusement les codes de la guerre, et utilise un langage d’une politesse désarmante, même envers ses pires ennemis auxquels il s’adresse, en guise de salutation finale : « Je vous salue et je suis votre ami  » ! Il restitue les biens d’autrui lorsqu’il juge injuste de se les accaparer, traite avec honneur et respect ses ennemis capturés et exige un bon traitement aux prisonniers de guerre détenus par ses adversaires. Dans une lettre adressée le 17 avril 1889 au Dr Ernst Heinrich Göring, commissaire impérial allemand :

« Je dois vous informer qu’à Axan/ib, je me suis emparé du drapeau que vous aviez présenté à Manassé. Il est maintenant en ma possession à Hoornkrans. J’aimerais savoir quoi faire de ce drapeau » p.33

Très respectueux des règles d’engagement en temps de guerre qu’il menait avec élégance, courtoisie et respect, il écrit le 24 juillet 1893 au Capitaine Von François, qui venait de l’attaquer sans déclaration de guerre :

« Je vous écris cette lettre et m’enquiers de votre santé. Comment allez-vous ? Allez-vous bien ? Moi, je suis toujours au plus mal. Et je vous demande comment vont les gens que vous avez capturés. Sont-ils en bonne santé, physiquement et mentalement ? Si vous ne vous occupez pas correctement de ces gens, ce n’est pas bien… Ces gens sont faibles, et si vous êtes incapables de les garder et de les traiter correctement, alors, cher ami, je vous demande de me renvoyer tous ceux que vous m’avez pris. Je suis le chef de ces gens et ils ne vous ont rien fait de mal… Et si vous avez l’intention de continuer à me combattre, je vous implore une nouvelle fois, cher ami, de m’envoyer deux caisses de cartouches Martini-Henry, de façon à ce que je puisse contre-attaquer. […] Donnez-moi des armes, comme il est de coutume entre grandes et nobles nations, afin que vous conquériez un ennemi armé : ainsi seulement votre grande nation pourra prétendre à une victoire honnête. » pp108-109.

Oui, il a le sens de l’honneur gravé au cœur et croit dur comme fer qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Dans sa préface, J.M. Coetzee considère que si les différents chefs tribaux avaient transcendé leurs vieux conflits et conjugué leurs forces comme le leur demandait Hendrik, la colonisation aurait été rendue impossible :

« On peut voir avec le recul que si les peuples du territoire s’étaient tout de suite unis pour résister aux colonisateurs, ils seraient peut-être parvenus à rendre l’entreprise trop coûteuse pour l’Allemagne. » p.14.

C’est justement dans cet ordre d’idées qu’Hendrik Witbooi, dans sa lettre au Capitaine Samuel Maharero, chef du Hereroland avec lequel il est en conflit ancestral et qui, croyant ainsi prendre le dessus sur son ennemi chef du Namaqualand, s’était soumis aux Allemands :

« J’apprends… que vous vous êtes placé sous la protection allemande et que le Dr Göring détient par conséquent le pouvoir de vous dire quoi faire, et de trancher à sa guise dans vos affaires, particulièrement dans cette guerre entre nous, avec sa longue histoire. […]

Et maintenant que vous vous êtes soumis à un autre puissant gouvernement, que reste-t-il de votre autonomie de capitaine ? […] Je ne vois pas comment vous pouvez continuer à le prétendre dès lors que vous avez placé quelqu’un au-dessus de vous et que vous vous êtes soumis à lui et à sa protection. Celui qui se tient au-dessus détient la suprématie ; celui qui est en dessous est subordonné, car il se tient sous le pouvoir d’un autre. Vous regretterez éternellement d’avoir abandonné votre terre et votre droit de régner entre les mains des hommes blancs. » pp.38-42

Si les Allemands ont été aussi brutaux dans leurs relations avec les peuples africains, c’est surtout parce qu’ils étaient mus par « un mépris analogue pour la vie africaine, encouragé par une science raciale pseudo-darwinienne.... » (p15), laquelle science raciale les mènera d’ailleurs à commettre un génocide en Afrique, bien avant la Shoah.

Toutes ces craintes d’assujettissement, et, pire encore, d’extermination de son peuple motivaient la guerre du Capitaine et chef des Witbooi parce que « la liberté pour laquelle il se bat n’est pas une idée abstraite mais la liberté, éprouvée au plus profond de lui-même... » (p17)

Et il justifie, à travers ses nombreux échanges épistolaires avec les Allemands, les raisons de son refus de se soumettre à l’autorité de Sa Majesté le Kaiser allemand. Dans deux lettres du 17 et celle du 20 août 1894 au Commandant Theodor Gotthilf Leutwein, il écrit ceci :

« Je sais et je crois que ce n’est ni un péché, ni un crime de ma part que de vouloir rester le chef indépendant de mon pays et de mon peuple. Si vous voulez me tuer pour ça, alors que je n’ai pas commis de faute, je n’y vois aucun mal ni aucune honte : je mourrai honnêtement pour ce qui m’appartient puisque vous dites que je mourrai bientôt pour mon indépendance et pour mon royaume.

Je ne fais donc rien de mal en ne voulant pas me soumettre à vous....

Le fait que je ne veuille pas me soumettre au Kaiser allemand n’est ni un péché, ni un crime, ni un manque de respect qui justifie que vous me condamnez à mort. » pp.136-137

Mais les Allemands n’ont rien à foutre des codes de la guerre. Ils tuent tout ce qui respire, en arrivent même à bruler les cadavres, ce qui sème l’incompréhension dans l’esprit du Capitaine Hendrik Witbooi qui finira par se désabuser et se désillusionner quand il écrit : « Tout l’honneur et le respect que j’avais pour le peuple blanc, pour la gloire du Kaiser, vous les avez vous-même détruits par votre guerre. » p140

Lui qui a côtoyé de très près les Allemands, scruté leurs politiques, décrypté leurs intentions et analysé leurs agissements, il sait pertinemment que la paix que lui proposent les Allemands équivaut a la mort de toute une nation. Il refuse de faire la paix et en rejette le traité, préférant mourir l’arme à la main, comme un soldat :

« Aussi suis-je maintenant à votre merci et la paix sera tout à la fois mort et la mort de ma nation. Aussi suis-je maintenant à votre merci et la paix sera tout à la fois ma mort et la mort de ma nation. Car il n’existe pas de refuge sous votre domination… Ne me faites pas la leçon comme à un élève sur votre paix. Vous savez bien que j’ai été là, à vos côtés, de nombreuses fois durant votre paix et que j’ai fini par n’y voir rien d’autre que la destruction de nos peuples. p.163

Capitaine Von Trotha qui a remplacé le Commandant Leutwein va mettre la tête d’Hendrik à prix, offrant une récompense de 5 000 Marks à qui contribuera à sa capture. Mais les Nama, ainsi même que les Herero refuseront l’offre allemande et vont se battre jusqu’au dernier couteau. Hendrik Witbooi sera touché le 29 octobre 1905 et mourra le lendemain, le 30 octobre 1905. Son armée se rendra plus tard, et ils seront éparpillés « dans d’autres colonies allemandes (Tanzanie et Cameron) ou dans un camp de concentration sur l’ile de Shark, dans la baie de Luderitz, où les conditions de vie et la rigueur du climat exterminent la plupart d’entre eux. ‘p164

Pour conclure, retour à la préface de J.M. Coetzee, prix Nobel de Littérature 2003, qui écrit que « c’est une chance que Witbooi n’ait pas vécu assez longtemps pour connaître le destin de son peuple rouge sous la botte allemande… Vaincre les Hereros sur le champ de bataille et, par la suite, les Namas, s’avéra n’être que la première étape d’un projet plus vaste et plus sinistre : le génocide. »

En 2004, lors d’une cérémonie commémorant le centenaire de l’insurrection de 1904, une porte-parole du gouvernement allemand a reconnu ce génocide à mi — mots : « Les atrocités commises à cette époque seraient qualifiées aujourd’hui de génocide [Völkermord] » pp17-18

Votre paix sera la mort de ma nation est un excellent livre qui raconte une histoire digne d’un film d’Hollywood car à travers ces 174 pages, on voit défiler toutes les intrigues d’un film d’action : un chef charismatique, une guerre sans merci, des amitiés et alliances qui se font et se défont sur fond des trahisons, des négociations, un trophée mis à prix, une mise à mort…

À travers les lettres d’Hendrik Witbooi, on voit le récit d’une longue et pénible partie de chasse, non pas du point de vue du chasseur, mais bien du gibier, de la victime.

Ceci n’est pas sans rappeler l’invective de Rukara rwa Bishingwe (Rukara, fils de Bishingwe) au Père Paulin Loupias lorsque ce dernier s’était improvisé juge dans une affaire opposant Rukara à un certain Sebayange, qui accusait Rukara de lui avoir spolié les vaches...

Selon Jean-Claude Ngabonziza dans la revue Golias de septembre 2009, Rukara avait fait remarquer au Père Loupias qu’un prêtre n’était pas un magistrat et qu’il n’avait aucune compétence dans cette affaire. « L’échange a alors dégénéré en une bagarre pendant de laquelle ce Père Blanc a trouvé la mort » précise-t-il. C’était le 1 avril 1910.

Le simulacre de procès et l’exécution qui s’en suivit méritent d’être repris tel que raconte par le Père Delmas, témoin de la scène pour souligner l’origine de l’héroïsme légendaire de Rukara rwa Bishingwe dans l’imaginaire rwandais ainsi que de son nom d’éloge posthume Intahanabatatu ou « celui qui en emporte trois ».

Dans son texte publié dans le Rapport annuel des missionnaires d’Afrique, n° 7 (1911-1912), mission de Rwaza, pp. 411 – 413, le Père Léon Delmas écrit :

« Le 18 avril 1912, les PP Delmas et Van Baer prirent la route du camp suivis de 2 à 3000 hommes. On refit le procès de Rukara. M. le Résident assisté d’un officier et d’un vétérinaire constituaient le conseil des juges. Sept ou huit grands chefs servaient de jurés. Nous étions assistants. Durant deux heures, l’on entendit les dépositions de cinq témoins. Ils s’accordèrent tous à dire que Rukara avait excité ses gens à frapper le père Loupias de leurs lances. M. le Résident demanda aux jurés leur avis. Tous demandèrent la mort.

Après quelques minutes de délibération, la sentence fut prononcée. Rukara essaya de se disculper. Il recommanda ses enfants à M. le Résident. Enfin grinçant des dents, il roula ses yeux de sauvage sur les soldats qui l’entouraient. Il essuya avec ses mains emmenottées l’une à côté de l’autre, la sueur qui perlait sur son front. Une autre chaîne reliait les poignets au cou, qui était enserré dans une cangue de fer. La potence était dressée à une centaine de mètres de là. Le cortège se mit en marche en silence : les Européens d’abord, suivi de quatre soldats le fusil sur l’épaule : puis un sergent conduisant Rukara par la chaîne ; venaient ensuite d’autres soldats. Arrivés à 30 mètres de la potence, quatre coups de fusil retentissent…

Nous nous retournons et voyons à terre Rukara percé de balles, tandis que l’infortuné sergent allemand qui le conduisait s’affaisse sur le sol. Ce monstre, enchaîné comme j’ai dit plus haut, avait réussi à dégainer le coutelas du sergent allemand et le lui avait enfoncé dans les épaules jusqu’à la poignée. Quelques minutes après, tous deux étaient morts. Je ne vous dis pas combien fut piteux le reste de la journée et l’ahurissement dans lequel nous restâmes. Quant à Rukara, ce dernier exploit l’a rendu à jamais légendaire. »

Ce que le Père Delmas ne dit pas, c’est que la fusillade qui suivit l’exploit de Rukara, une balle perdue a également tué un soldat congolais au service des Pères Blancs, portant à trois le nombre de morts imputables à Rukara rwa Bishingwe, d’où son nom d’éloges Intahanabatatu.

Celui que Père Delmas présente comme un sauvage et un monstre était plutôt décrit par les indigènes comme quelqu’un de sympathique, digne d’amour (Rukara rw’Igikundiro).

Pour conclure, je lance un appel vibrant aux historiens et aux autres chercheurs pour qu’ils mènent des recherches plus fouillées en vue de publications sur la résistance à l’esclavage et au début du la colonisation au Rwanda.

La période de la décolonisation a été plus ou moins couverte, mais rien ou presque n’est dit sur la résistance rwandaise, en particulier, et africaine, en général, à l’invasion des colons.

Votre paix sera la mort de ma nation’ : Lettres de guerre d’Hendrik Witbooi, capitaine du Grand Namaqualand est un livre que je recommande fortement.

Philibert Muzima est l’auteur du livre-témoignage Imbibé de leur sang, gravé de leur nom(Izuba, 2016). Il est né à Kibayi-Butare dans le sud du Rwanda, il habite à Gatineau au Québec. Ancien (...)
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 5/03/2020

[1En Namibie, Hendrik Witbooi considéré comme un héros national et son effigie figure sur les billets de banque.